• Ambrose enroula la feuille de papier autour du chariot de sa machine à écrire. Il régla la hauteur et les marges, amena le chariot en position et se frotta vigoureusement les mains avant de commencer à frapper le clavier de ses deux index.
    Le texte n'avançait vraiment pas vite. Le ruban noir montait d'un cran, recevait la gifle cinglante d'une patte en fer, redescendait d'un cran et laissait voir l'empreinte noircie du nouveau signe typographique. L'auteur avait ainsi tout le temps de vérifier l'impression de chaque lettre et l'évolution de chaque mot sur la page blanche. Cela valait d'ailleurs mieux, car il ne pouvait se permettre la moindre erreur. Son courrier était d'une importance capitale pour l'avenir de la planète. Une rature, la moindre faute d'orthographe, et c'était l'échec assuré !
    " À l'attention de Mesdames et Messieurs les plus Hauts Dirigeants des Nations, Chefs-d'États, Présidents, Ministres, Responsables des Institutions Politiques, Militaires, Religieuses et Économiques de la Terre. "
    Ambrose vérifia les majuscules. Il valait toujours mieux abuser des majuscules quand on s'adressait à cette catégorie d'individus occupant les plus hauts niveaux de pouvoir. Cela passait mieux, une question d'orgueil, probablement.
    " Nous nous permettons humblement de vous adresser ce courrier afin de vous informer, avec tout le respect qui vous est dû, d'un fait hautement préjudiciable pour la sécurité de la planète. "
    Le nous était indubitablement un pluriel de majesté, vu qu'Ambrose ne représentait que sa seule personne. Mais cela avait tout de même plus d'allure qu'un simple " je " et donnait une autre importance à ses révélations.
    " Vous n'êtes certainement pas sans savoir que nous ne sommes pas seuls dans l'univers ! Vos Services de Renseignements confirmeront certainement mes propos. Des entités extraterrestres intelligentes... ".
    Il oublia volontairement les majuscules pour les entités en question.
    " ... surveillent la Terre depuis bien longtemps. De nombreux témoins ont pu apercevoir leurs vaisseaux spatiaux de reconnaissance (communément désignés dans la littérature sous l'appellation de " soucoupe-volante " ou " OVNI "). Certaines personnes déclarent avoir été approchées de très près et d'autres affirment même avoir été enlevées. "
    Ambrose se relut deux fois, se trouva clair et fit monter le papier d'une ligne.
    " Ces allégations de contacts rapprochés et d'enlèvements ne sont évidemment que des inventions de personnes désireuses de se faire remarquer. Nous sommes bien placé pour connaître la valeur réelle de ces assertions, car nous sommes, à ce jour, le SEUL être humain à avoir connu un VÉRITABLE contact rapproché avec une délégation extraterrestre. "
    Ambrose toussota. Un mélange de doute et de gêne lui titillait la luette. Il fallait bien que cela arrivât tôt ou tard, le pluriel de majesté de son " nous " venait de se réduire à sa seule individualité ! Il espérait cependant que la teneur de son message ferait oublier ce petit détail de syntaxe et n'altérerait en rien la position d'importance qu'il tenait à se donner. Après tout, telle était la vérité ! Ambrose Ciprus Clarck de Kent était - EFFECTIVEMENT - le seul terrien à avoir connu l'insigne privilège de rencontrer des extraterrestres en chair et en os (ce qui était une façon de parler car ce détail exo-physiologique restait à vérifier). Les centaines d'autres témoignages de contacts rapprochés : le banal " tête à trompe " au coin d'un bois, l'échange " main - tentacule " au milieu des champs, la réunion " Terrien - Grand Galactique " en orbite géostationnaire, les enlèvements suivis d'expérimentations médicales avec poses d'implants, viols et chatouillements... tout cela n'était qu'un tissu de billevesées ! Ambrose Ciprus Clarck de Kent le savait de source sûre, étant donné que les extraterrestres eux-mêmes l'avaient assuré de ce fait ! Il était le seul, l'unique terrien, à avoir jamais été approché par ces visiteurs !
    Son toussotement relevait également d'une certaine précaution nécessaire dans son discours. En effet, parmi les nombreux personnages importants à qui cette lettre-ouverte était destinée, il y en avait probablement quelques-uns qui, à un moment ou un autre de leur vie et pour dieu sait quelle raison, avaient déclaré avoir eu un contact personnel avec des extraterrestres ! Or, Ambrose savait et affirmait dans la même phrase que cela ne se pouvait ! Au moins un président, trois ministres, deux archevêques et cinq têtes couronnées avaient osé de telles déclarations. La petite histoire de l'ufologie l'attestait dans ses dossiers. Bref, c'était comme s'il traitait ouvertement certains de ses interlocuteurs de menteurs...
    Il ébaucha le geste de retirer la feuille de la machine à écrire, mais se ravisa. Quelle importance cela avait-il ? Ces quelques bonimenteurs ne représentaient qu'une minorité. Ceux-là seraient évidemment les derniers à relever ce " détail " lorsque la vérité éclaterait, tandis que les autres, s'ils y repensaient, auraient le tact de ne pas souligner les bévues de leurs confrères. Les loups ne se mangent pas entre eux, c'est bien connu !
    " Nous, Ambrose Ciprus Clarck de Kent, par-devant vos Seigneuries et Altesses Royales, Présidents et Maîtres Incontestés des Nations terrestres,... "
    - J'en fais sans doute un peu trop, se dit Ambrose, mais il haussa les épaules et continua.
    " ... reconnaissant humblement notre faute et éprouvant toute la honte qu'il est possible d'endosser, déclarons avoir joué et perdu notre chère planète Terre. "
    Il se relut. De véritables larmes perlèrent aux coins de ses yeux. Jamais aucun joueur, sans doute, n'avait éprouvé une telle honte et un tel désespoir. Perdre sa fortune au jeu est une épreuve terrible, mais sans conséquences notables pour autrui. Perdre l'argent des autres, de sa famille, de ses amis ou de sa société, est autrement embarrassant pour tout le monde et mérite un châtiment exemplaire éventuellement assorti d'une interdiction de jeu définitive. Mais perdre la planète entière est sans conteste un crime au-delà de toute proportion ! Aucun châtiment, même la mort la plus cruelle, ne pourrait jamais offrir l'ébauche d'un semblant de réparation.
    Ambrose en était là. Il avait joué la terre, et il l'avait perdue !
    Il aurait pu continuer à se taire, ne jamais révéler à qui que ce soit son horrible forfait. Le marché passé avec les extraterrestres reposait sur une sorte d'accord tacite entre les deux parties. Des parcelles de territoire de plus en plus considérables, puis finalement la planète entière, avaient fait partie des enjeux au même titre que les mises faramineuses avancées par l'adversaire. Ambrose Ciprus Clarck de Kent était un gentleman, un joueur de la vieille école qui savait faire face à ses responsabilités et répondre de ses engagements. Sans doute allait-il se faire lyncher en place publique dès que le monde saurait. Ou peut-être se perdrait-on en procédures judiciaires extraordinaires, pour le peu de temps qu'il restait à l'humanité à vivre.
    Ah ! S'il avait gagné ! Quel formidable cadeau il aurait offert au monde ! Non seulement sa fortune personnelle aurait été assurée pour le reste de ses jours (un kilomètre cube d'or et de pierres précieuses avait été la mise initiale qu'il avait exigée en contrepartie du plus petit océan de la terre !), mais la population du monde entier aurait reconnu en lui un bienfaiteur universel (des vaccins contre les pires maladies, la clé du non-vieillissement, une source d'énergie aussi propre qu'inépuisable, le secret du propulseur a-gravit, un passe VIP pour la porte des étoiles,... tels avaient été les enjeux successifs exigés par Ambrose pour contrebalancer ses propres mises, lesquelles avaient rapidement atteint le maximum, c'est à dire la totalité de la planète.)
    Comment aurait-il pu deviner que sa main, qui tenait un magnifique full de rois par les dames, allait s'aplatir misérablement devant le surréaliste poker d'as de son adversaire ? Avec une main pareille, n'importe quel joueur digne de ce nom aurait continué à monter les enchères. Surtout devant cet extraterrestre novice à ce jeu, qui avait l'air d'être aussi perméable au bluff qu'un buvard sous la pluie ! Il avait bien caché son jeu dans sa main à sept doigts, ce diable d'humanoïde de la banlieue d'Orion ! Il n'y avait eu aucune tricherie, c'était le fait du hasard, tout simplement. L'autre avait connu la chance des débutants. Ambrose, en vieil habitué des tables de jeux, aurait dû se méfier de ce phénomène !
    " L'annexe jointe au présent document explique dans le détail comment nous en sommes arrivé, après avoir rencontré ces extraterrestres, à jouer et finalement à perdre la Terre. Sachez d'ores et déjà que nous nous considérons comme unique responsable de cette terrible mésaventure. Au départ, ces extraterrestres souhaitaient simplement commercer avec notre peuple et si nous fûmes leur premier et unique interlocuteur, cela est dû au hasard de la trajectoire de leur soucoupe-volante avec notre Daimler-Sovereign, alors que nous revenions chez-nous, le treize avril dernier vers vingt-trois heures, par le chemin de Gladsburry, après avoir passé une soirée riche d'émotions au casino de Lobstertown. "
    - Un jour de chance, j'avais gagné plus de trente mille livres ! songea Ambrose avec une pointe de nostalgie.
    " Le premier moment de stupeur passé et après de cordiales présentations, nous aurions dû nous contenter de discuter de choses commerciales, puisque tel était le but premier de nos visiteurs. Mais notre passion personnelle pour le jeu devait rencontrer une passion identique chez leur Chef de mission. Aussi, nous leur apprîmes les règles du poker et une incroyable partie débuta. Vous en connaissez d'ores et déjà la très regrettable et très désastreuse issue. "
    Ambrose soupira.
    " La terre est à présent perdue. Les extraterrestres vont très bientôt commencer son remorquage jusqu'au sein de leur propre système solaire. Telle est leur façon d'exploiter les mondes qu'ils acquièrent, peu importe comment ils y parviennent. De retour chez-eux, ils peuvent procéder en toute quiétude à l'exploitation des ressources pour lesquelles ils étaient initialement venus avec un esprit de commerce. Il est inutile de préciser qu'aucune forme de vie sur notre planète ne supportera un tel voyage. Nous commencerons par geler dès que nous nous serons quelque peu éloigné du soleil et la suite sera une lente et définitive minéralisation de la totalité du vivant. "
    " Néanmoins, il reste peut-être une dernière chance de sauver notre monde. Pour cela, vous devriez unir vos voix afin d'envoyer un message à nos nouveaux propriétaires, avant le début des opérations de remorquage, un message stipulant de la manière la plus officielle que nous, Ambrose de Kent, n'avions aucun droit de propriété sur l'ensemble de la planète, et qu'en conséquence nous ne pouvions, toujours en notre nom personnel, monter les enjeux jusqu'à ce niveau, ainsi que nous l'avons si imprudemment osé. Les extraterrestres accepteront peut-être d'annuler ce stupide pari ? Toutefois, nous pensons qu'ils devraient être plus intéressés par une revanche dont le nouvel enjeu ne pourrait valoir moins que le précédent. Nous sommes prêt, si vous l'exigez, à relever ce défi. "
    " En espérant votre compréhension et votre mansuétude à notre égard, en escomptant que vous pourrez trouver très rapidement une solution à cette catastrophe imminente et en vous assurant de notre entière collaboration dans cette pénible tâche, nous vous prions, Mesdames et Messieurs les plus Hauts Dirigeants des Nations, Chefs-d'États, Présidents, Ministres, Responsables des Institutions Politiques, Militaires, Religieuses et Économiques de la Terre, d'accepter les plus respectueuses salutations du plus méprisable de vos sujets. "
    " Ambrose Ciprus Clark de Kent. "
    Ambrose tapa le point final et éjecta la feuille hors de la machine d'un tour de roulette. Il se relut une dernière fois et signa. Il posa ensuite la lettre sur les trois feuillets constituant l'annexe où il fournissait les détails de toute l'affaire. Puis il se retourna et héla l'infirmier de garde. Il fallait photocopier les précieux documents à plusieurs centaines d'exemplaires et les diriger au plus vite vers leurs destinataires.
    - Ce sera fait aujourd'hui même, monsieur Ambrose, lui assura le garde.
    L'infirmier connaissait parfaitement la première règle : ne jamais contrarier un patient ! Il s'empara des papiers comme s'il s'agissait de précieuses reliques et regagna le local réservé au personnel. Là, sans même les lire, il plaça les documents dans le casier du médecin responsable de ce service, lequel devait rentrer de vacances dans une quinzaine de jours. Cela faisait trois jours qu'Ambrose avait été amené ici à la suite d'un épouvantable esclandre à la sortie d'un casino où il avait, selon ses dires, perdu une somme pour le moins astronomique... Un coup de folie consécutif au choc, probablement !
    L'infirmier s'approcha d'une fenêtre afin de baigner quelques instants son visage dans le clair ensoleillement de la mi-journée.
    - Voilà qui est curieux, songea-t-il en frissonnant et portant une attention plus soutenue sur l'astre du jour, lequel offrait une pâleur étonnante pour la saison. On jurerait presque que le soleil s'éloigne de nous...


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