• Avant-propos


    Vous allez découvrir une nouvelle originale de par son principe. Surtout, ne lisez pas l'après-propos avant d'avoir terminé la lecture. Une surprise vous y attend.
    Bonne lecture.


    Chapitre I

    Jérôme resta là de longues minutes sans bouger, à accuser le coup. Debout au milieu de la pièce, lieu de ce forfait, il était parfaitement ridicule et immensément catastrophé. Il ne pouvait que contempler l’étendue des dégâts. Il n’imaginait pas que la vie d’un homme pouvait basculer si brutalement. L’instant d’avant, il était un homme normal ; tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes — n’en déplaise à M. Huxley — pour maintenant faire place au pire des scenarii.
    La crise de tétanie était montée à une telle vitesse qu’il ne l’avait pas sentie prendre possession de son corps. En un tout petit dixième de seconde, le contrôle de tous ses muscles lui avait échappé. Une statufication en bonne et due forme. Son regard s’était vidé et son esprit plus encore. Il tenta de réfléchir, mais pas un stimulus électrique ne vint éclairer cette matière toujours désespérément grise.
    Maud, assise dans le fauteuil, ne bougeait pas non plus, mais son regard en disait long : réprobateur, inquisiteur, menaçant même. Il contrastait terriblement avec la douceur qu’il lui connaissait, et que lui inspirait son tendre visage. Il ne savait que trop ce qu’elle voulait qu’il fasse, ce qu’elle lui ordonnait, mais la difficulté à agir de la sorte le perturbait ou plutôt le terrifiait. Il n’était pas du genre à se laisser influencer ou dicter ses ordres par qui que ce soit. Seules quelques trop rares exceptions l’avaient fait céder après maints coups de boutoir. Pourtant, cette fois-ci, il sentait qu’il allait abandonner ses convictions ainsi que sa volonté pour obéir à celle de sa femme.
    La tristesse qu’il ressentit le fit sortir de sa torpeur. Une larme coula le long de sa joue et réchauffa un peu plus sa peau déjà incandescente. Elle parvint jusqu’à son menton, resta quelques secondes à osciller avant de s’écraser sur le sol. D’autres suivirent le même chemin aussitôt, mais l’inondation lacrymale ne le soulagea même pas. Elle ne faisait qu’amplifier la douleur, moitié de ce qu’il avait fait et moitié de ce qu’il allait faire.
    Les idées s’entrechoquaient dans sa tête. Un instant, il était persuadé de prendre la bonne décision et la seconde suivante, il se sentait perdu, abandonné par tous, abandonné par sa femme pourtant devant lui mais lançant des éclairs qui lui transperçaient l’âme. Chaque fois qu’il pensait avoir pris une décision, une petite voix se réveillait pour lui donner un autre de ses judicieux conseils, un de ceux qui l’avaient amené à cette situation inextricable et pathétiquement ironique. Il avait déjà pris une décision identique et le résultat n’était pas à la hauteur de ses espérances, loin s’en faut.
    D’un brusque geste de la paume, il sécha ses larmes écœurantes, renifla bruyamment, prit l’arme qu’il avait posé sur la commode et inspira de toutes ses forces. Sa décision était prise, il avait assez tergiversé et le temps de l’action était venu. Il jeta un dernier coup d’œil à Maud et lui demanda pardon. Elle ne répondit évidemment pas. Sa main moite tourna la clenche et il sortit de cette pièce qu’il ne reverrait sans doute jamais. Le courage n’était pas un de ses principaux traits de caractère, mais au moins une fois dans sa vie, il avait décidé d’être digne, même si cela devait lui coûter la vie.


    Chapitre II

    La rage qui parcourrait l’échine de Jérôme s’était propagée contre son gré. La haine emplissait la moindre de ses cellules, avec un seul but : détruire, tuer. Il avait pris la décision de ravaler sa fierté, de ranger sa conscience au placard et s’apprêtait à commettre son forfait. En réalité, il n’avait pas le choix car la vie de Maud en dépendait. L’amour qu’il lui portait était de loin supérieur à ce qu’on peut imaginer habituellement. Pour elle, il était prêt à tout, et ce n’étaient pas des paroles en l’air. Il était d’ailleurs en train de commettre l’irréparable pour elle.
    Le ciel était dégagé, et la moitié de la rue baignée par les rayons du généreux soleil de juin. Seuls les bâtiments obscurcissaient la moitié du boulevard, laissant l’autre profiter de la chaleur. Jérôme détestait le froid et l’ombre. La lumière conjuguée à la température agréable lui mirent un peu de baume au cœur sans toutefois le consoler vraiment.
    Autour de lui, les passants ne semblaient pas lui prêter attention. Son physique, à la limite du banal et de la personne que l’on a déjà vue sans la situer, le lui permettait. La discrétion était son lot quotidien et, cette fois-ci, elle lui était particulièrement utile. Tout juste une personne levait la tête dans sa direction de temps à autre, machinalement. Il songea que son anxiété était ridicule. Qui aurait pu simplement imaginer ce qu’il s’apprêtait à faire ? Rien dans ses gestes, dans son allure, sur son visage ne pouvait donner un quelconque indice. Seule sa culpabilité précoce pouvait le trahir. Il était le seul à savoir et il ferait tout pour le rester, pour le bien de sa femme ainsi que pour le sien.
    Il parcourut les deux kilomètres à la vitesse de ses jambes longues et puissantes. Un petit quart d’heure lui avait suffi pour rejoindre l’hôtel où il allait atteindre sa cible. Le lieu exhalait le luxe. Il était loin de ce qu’il avait les moyens de se payer avec Maud. Un instant, il imagina sa vie dans un tel palace avant de réaliser qu’il entrait dans un cinq étoiles pour la première fois de son existence. Comme un enfant, tout le surprenait. Il était émerveillé par tant de magnificence.
    Un bagagiste qui l’interpellait le ramena à la triste réalité. Il répondit poliment qu’il n’avait pas besoin de lui et fila vers l’ascenseur sous le regard inquisiteur de son interlocuteur. Pendant que le monstre de métal l’emmenait vers son destin, il regardait les lumières s’allumer l’une après l’autre, lui indiquant l’étage. Ces diodes anodines revêtaient à ce moment une importance capitale pour lui et sa femme, lui prouvant que la vie ne tient souvent pas à grand-chose.
    Le carillon caractéristique de l’arrivée sonna et les portes s’ouvrirent. Sans hésiter, il emprunta le couloir vers la chambre 2342 d’un pas lourd et convaincu. Lorsqu’il arriva devant, il préféra frapper trois coups bruyants plutôt que d’avoir le doute d’une sonnette trop faible. La voix qui lui répondit d’entrer était féminine mais feutrée par la porte massive. Jérôme sortit son arme de sa poche de veste, retira le cran d’arrêt et empoigna la clenche. Aucun obstacle ne vint gêner l’ouverture. La pièce était noire — son cœur aussi —, une femme assise sur un fauteuil, face à lui — ses peurs avec —, le regardait sans qu’il pût la distinguer correctement.
    Lorsqu’il appuya sur la détente, il vit dans ses pensées l’ordre qui lui avait été donné d’exécuter cette personne. La violence de l’acte perpétré, l’absence de toute morale dans ce geste, les raisons pour lesquelles il le faisait et la satisfaction à venir de voir tout ce cauchemar s’estomper bientôt, tout cela se mélangea le temps du simple appui sur une si petite gâchette. Un minuscule mouvement… Tellement de conséquences !


    Chapitre III

    Jérôme était rentré à son domicile, un petit trois-pièces coquet du centre-ville, où lui et sa femme avait déjà passé de très belles années. Il se situait dans un ancien hôtel particulier réaménagé en appartements de taille confortable. Les prix à l’époque étaient beaucoup plus raisonnables qu’aujourd’hui, ce qui leur avait permis de ne pas avoir à se saigner aux quatre veines pour se l’offrir.
    Avant d’arriver devant sa porte, il eut une sorte de pressentiment intense et désagréable. Mais même en observant attentivement alentours, rien ne lui parût anormal. Il décida donc de ne pas y prêter attention et de rentrer bien sagement. Lorsqu’il ouvrit, il comprit immédiatement la raison de son impression : une lettre cachetée était posée sur le sol, juste derrière sa porte, probablement glissée par dessous. Avec anxiété, il l’ouvrit. À l’intérieur se trouvait une simple feuille de papier dont le format était identique à son contenant. Sa mauvaise intuition venait de remonter d’un cran, ce qui fit tomber une goutte de sueur sur la missive. Il déglutit et sortit l’objet de ses craintes, restant tétanisé en prenant connaissance du texte. Il était simplement écrit : « Je sais ce que vous avez fait. Nous devons parler. 16h15 dans le parc en face de chez vous. »
    Bien entendu, il s’agissait  d’une lettre anonyme. Le mystère serait néanmoins de courte durée car il était déjà plus de 16h. Sans prendre le temps de ranger, il balança le morceau de papier dans l’entrée de son appartement et referma la porte à clé. La douleur qu’il ressentit en descendant les  marches quatre à quatre lui firent songer qu’il devrait faire un peu plus d’exercice.
    Tout aussi précipitamment, il ouvrit la porte massive de l’immeuble et sortit. Il ne prit aucune précaution en traversant la rue et faillit être renversé par deux voitures. Les chauffeurs étaient furieux mais lui continua son chemin en courant vers le parc.
    C’est essoufflé qu’il arriva sur le lieu du rendez-vous. L’endroit était petit. Il n’aurait donc aucun mal à trouver son maître-chanteur. Il jeta un coup d’œil à sa montre et constata qu’il avait encore un peu d’avance. L’homme n’était sans doute pas arrivé. Le banc sur lequel il s’assit lui fut d’un grand secours pour retrouver une respiration normale. Il songea que ce n’était peut-être pas un maître-chanteur mais une maîtresse-chanteuse, ce qui ne changeait finalement strictement rien au problème. L’angoisse montait en lui car il savait ne pas avoir les moyens de payer un tel chantage. La gravité de son acte avait sans doute donné de bien mauvaises idées au scélérat.
    Et là, tout se déroula comme dans un mauvais polar. Un homme orné d’un stetson et vêtu d’un long imperméable noir s’approcha de Jérôme. Son visage était caché par une sorte de foulard et ses yeux dissimulés derrière des lunettes noires. Pourtant, Jérôme le connaissait. Il pouvait mettre un nom sur ce mystérieux visage.
    Sans dire un mot, l’homme lui tendit un billet sur lequel étaient inscrits les ordres à suivre. Les règles du jeu étaient limpides : pas de rançon, pas de menace, juste l’obligation de commettre un meurtre contre la promesse qu’il n’arriverait rien à Maud. D’une simplicité enfantine et pourtant d’une cruauté immense.
    Sans lever les yeux vers son bourreau, Jérôme se leva du banc et rentra chez lui en se disant simplement :
    « Dans tous les cas, j’ai perdu ! »


    Chapitre IV

    Jérôme marchait depuis plus de deux heures. Les immeubles qui défilaient lui étaient parfaitement indifférents. Il n’avait pas plus réalisé à quel point il s’était éloigné de son domicile. La ligne droite étant le plus court chemin entre deux points, il avait emprunté le plus court chemin entre chez lui et très loin de chez lui, et se trouvait à présent très loin de chez lui. À aucun moment, il n’avait souri à la vue d’une jolie fille. Pas une fois il n’avait été surpris par un couple chien-maître inhabituel. Pas un instant son esprit ne s’était égaré ailleurs que dans son problème. Deux heures pendant lesquelles il avait joué au ping-pong pour peser le pour et le contre. En fait, surtout à peser le contre car les pours se comptaient sur une seule main ; sur un seul doigt, pour être précis. La conclusion s’était imposée d’elle-même : il n’avait aucun libre-arbitre ; il était pieds et poings liés. Il devait le faire, fut-ce à contrecœur.
    Dans sa tête, il repassait en boucle les détails de l’opération. Tout était parfaitement millimétré. « J’adore qu’un plan se déroule sans accroc ! » avait-il eu envie de dire, même s’il n’aimait pas les cigares. Le seul bémol dans la jolie mélodie était représenté par ses doutes persistants. Il ne parvenait pas à se dire qu’il prenait la bonne décision. Objectivement, ce qu’il s’apprêtait à faire était mal, très mal ; c’était indéniable. Subjectivement, il n’avait pas vraiment le choix. Les conséquences seraient terribles dans un cas, mais catastrophiques dans l’autre.
    Une voiture passa doucement à côté de lui, sur la route. Pour une raison inconnue, il tourna la tête et ce qu’il vit le stupéfia.
    L’homme au volant le regardait fixement, semblant transpercer ses pensées comme un doigt peut rentrer dans du beurre mou. Il ne put s’empêcher de s’étonner à voix haute « Mais… Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ? », avant que son sourire narquois ne lui glace le sang. Cette veste, ce chapeau, ces yeux ! Aucun doute, c’était bien lui. Que voulait-il ? Que signifiait ce sourire ? Il était certain d’avoir été sa cible ; qu’il avait roulé doucement à ses côtés uniquement pour être sûr qu’il l’ait bien vu. « Je te surveille ! », semblait-il vouloir dire par son silence et son regard fixe.
    Contre toute attente, cette présence eut l’effet inverse de ce qu’il imaginait. Il se radicalisa soudain et prit le contre-pied de son espion en décidant de ne pas faire ce que cet homme attendait certainement de lui. Non, il ne ferait plus de mal ; sous aucun prétexte. Il l’avait fait une fois et c’était déjà de trop. Il avait cet acte sur la conscience et plus rien ne viendrait entacher son âme. Désormais, il aurait un comportement irréprochable et prendrait ses responsabilités, quoi qu’il en coûte. La partie promettait d’être serrée et dangereuse mais il n’allait pas s’avouer vaincu aussi facilement. Il se battrai pour la vie et la liberté.
    Il fit demi-tour alors que la voiture-espion ne l’avait pas encore quitté des yeux et, avec un air de défiance à son encontre, il repartit dans la direction inverse : sur le chemin pour retourner chez lui. Jérôme se sentait prêt à affronter ses démons, à faire face. Avec Maud, sa femme à ses côtés pour le soutenir, il était capable de tout. De tout car, même après ces années passées avec elle, il l’aimait. Tout simplement, il l’aimait.


    Après-propos

    Maintenant, vous pensez avoir compris cette histoire que vous trouvez, d'ailleurs, peu intéressante. Vous avez lu ce qui est écrit, certes. Mais n'avez-vous lu QUE ce qui était écrit ou votre cerveau vous a-t-il joué des tours ?
    Je vous propose une expérience surprenante : lisez maintenant cette nouvelle dans le sens inverse. Commencez par le chapitre IV, puis le III, puis le II et terminez par le I. Vous verrez que vous n'êtes pas très objectifs !

    Bonne lecture.


    votre commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires