• Les rayons du soleil matinal éclaboussent les toits. Dans les couloirs ombreux des avenues, le vrombissement des voitures et les vapeurs d'essence uniformisent le flot mouvant des autos et des piétons.
    Des enfants galopent d'un trottoir à l'autre, pressés de retrouver leurs copains à l’école ! Ils glissent entre les voitures, insouciants des gros yeux jaunes qui s'illuminent un bref instant en signe de réprobation. Ils courent en riant vers l'abri des tilleuls en fleurs. Les vacances approchent !
    Un hurlement plus aigu perce la monotonie habituelle ! Plein phare, une moto surgit !
    Une masse sombre, extrêmement mouvante. Déjà, elle n'est plus là-bas, mais ici, puis plus loin, hors de vue.
    Le centaure de cuir et de métal zigzague entre les masses compactes encombrant la chaussée, les évite, frôle les piétons. La machine hurle et ricane. On ressent l'ivresse du pilote, heureux d'être libre, de ne pas s'engluer. Sa folie résulte de la vitesse et d'un jeu incessant avec la mort.
    Le motard est courbé sur sa monture rugissante. Il la serre à la broyer entre ses cuisses. De ses bras tendus, avec de tendres coups de reins, il la fait osciller et glisser entre les obstacles qu'il a à peine le temps d'entrevoir.
    Soudain ! Un éblouissement ! L’alternance des façades sombres et ensoleillées, les voitures, les piétons, tout s'estompe en une masse grise, plane, infinie !
    Plus rien n'accroche son regard.
    À perte de vue, un gigantesque plateau lisse, une piste sèche, à peine rugueuse. Un rêve !
    Un poignet nerveux torture l'accélérateur.
    Le moteur rugit, s'emballe ! La moto bondit, avale les distances.
    L'air fouette et griffe, siffle. Le motard se grise. Il fonce, droit devant lui, poussant sa monture à l’extrême limite de ses possibilités.
    Puis, saturé de vitesse, il ralentit.
    Son torse ondule... La machine suit, patiente, obéissante. Elle dessine de grands arcs de cercle, d’éphémères boucles, esquisse de gigantesques fleurs, trace des corolles.
    Maître de sa machine, il serre les boucles, ferme les virages. À toute vitesse, il trace d'impossibles trajets entre d'infinies lignes droites.
    Tout à la découverte de ses possibilités nouvelles, il n'a pas vu le temps passer.
    Son estomac le tiraille, la jauge frôle la zone rouge. L'homme et la monture doivent se reposer, se restaurer.
    Mais où ?
    À perte de vue, l'univers est lisse. Aucun relief !
    Qu'importe ! Le motard lance la machine, et, dressé sur les repose-pieds, la visière relevée, il scrute l'horizon. Le visage fouetté par le vent tiède, bercé par le ronronnement du moteur, il sourit...
    Enfin, là-bas, une marque noire, une tête d'épingle, dépasse le désert vide de la piste de vitesse.
    D'un geste sec, il descend la visière. La moto bondit, hurle et fonce...
    Le point grandit, forcit. Il devient un panneau au-dessus d'un grand mat. Le tout surmonte un bâtiment.
    Dans le panneau, une inscription laconique : "STATION SERVICE". Pas de marque. Aucune autre indication.
    La moto fumante se repose sur ses béquilles à l'ombre de l'atelier grand ouvert. Le motard visite le garage, la boutique... Tout est propre. Les rayonnages sont emplis de matériel, de nourriture et de boissons. Aucune caisse enregistreuse. Un vrai libre-service.
    Affamé, le découvreur ouvre le vaste Frigidaire, attrape un sandwich, une bouteille de soda.
    Savourant le pain frais, il retourne vers sa monture. Du regard heureux de propriétaire, il admire son domaine. Un univers idéal pour la vitesse et les acrobaties. Un immense terrain de jeu, une inépuisable réserve de nourriture et de boisson.
    Un paradis pour les motards !
    Reposés, restaurés, l’homme et la moto repartent pour une nouvelle chevauchée !
    Doucement d'abord, puis à fond les manettes, en ligne droite, en zigzag, en courbes, au ralenti ou à toute vitesse, il glisse, fonce, dérape. Pendant des heures, il éprouve toutes les sensations possibles et imaginables.
    Quand la jauge ou l'estomac lance un cri d'alerte, il explore l'horizon du regard, retrouve le panneau et cours vers son abri, le havre de repos.
    Un paradis pour le motard !
    Jour après jour, l'homme et la machine se lancent en de folles acrobaties.
    Nuit après nuit, le motard s'endort, solitaire auprès de sa moto bien-aimée.
    Point de téléphone, ni de radio, encore moins de télé. Personne à qui parler. Aucun autre bruit que le sifflement du vent et le hurlement du moteur.
    Personne pour le voir ; plus la peine de se raser.
    Aucun admirateur, pas d'yeux brillants de convoitise. À quoi bon lustrer la moto.
    Toujours les mêmes sandwichs et les mêmes conserves. Plus le désir de s'alimenter.
    Des formes immuables. Aucun mouvement. Une seule ombre bouge, la sienne.
    Jamais de nuage. Jamais de pluie. Toujours un ciel imperturbablement bleu.
    Pas d'autres odeurs que celles de l'essence et des pneus. Jamais de fleurs ou de parfum.
    Jamais d'obstacles à éviter, rien que cet univers plat et vide...
    À quoi bon ?
    Assis sur le bitume, à l'ombre de la station-service, il rumine sa rancœur et sa solitude. Tout pour être heureux et personne pour le partager...
    Une technique éprouvée, un as, un acrobate et personne pour l'applaudir...
    Un enfer pour un motard !
    Un sursaut !
    Il enjambe la machine, fait hurler le moteur, un hurlement de loup à la lune ! Il fonce vers l'horizon.
    Une grande boucle. La dernière volte. Il se dirige vers son havre, sa station-service, vers le seul relief dans ce paysage morne.
    Le petit point grandit sur l'horizon. Le moteur hurle, strident, surchauffé. Le vent siffle et griffe.
    Le point grandit, prend forme. Les vitres renvoient le soleil.
    Le bâtiment est là. Il ferme l'horizon. La moto est au maximum de sa vitesse. Tout record battu !
    L'engin explose dans les murs et les vitres !
    - Doucement ! Écartez-vous ! Laissez passer les secours.
    À l'intérieur de son casque, le motard voit bouger des silhouettes, il entend des sons, des voix. Son nez est agressé par le parfum des tilleuls en fleurs et celui des écolières.
    Une fillette est debout sur le trottoir, choquée. Des copines l'encerclent, la consolent, la rassurent.
    Elle a eu peur, très peur, de cette moto qui fonçait sur elle à toute allure !
    Un camion bloque la chaussée. Il roulait tranquillement quand un bolide est venu se projeter sur lui, faisant éclater le radiateur.
    La belle moto gît devant le camion, tordue et éclatée. Entièrement déformée.
    Le motard reprend ses esprits. Il revoit la jeune fille qui traversait sagement, protégée par le feu rouge. Du moins le croyait-elle !
    Elle avait tourné la tête, étonné par le vrombissement strident.
    Paralysée de frayeur et de stupeur, elle avait vu la mort se précipiter sur elle.
    D'un impeccable coup de rein, le motard avait réussi à l'éviter. Mais, il avait embouti le camion qui s’arrêtait sagement au feu rouge.
    Il avait failli tuer un enfant.
    Fou de la vitesse, il avait bêtement risqué la vie des autres pour s'étourdir. Une drogue facile.
    Il n'avait pas tué. L'honneur était sauf. Il ne méritait pas l'enfer.
    Il pouvait fermer les yeux. À lui le paradis des motards ?


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