• Il devait être aux alentours de 18 heures, lorsque le carillon de la porte retentit d'un timbre crachotant.
    Edouard Pentalacci alla ouvrir tout en songeant qu'il faudrait un jour faire réparer cette sonnette, et se trouva face à un homme d'âge mûr, correctement habillé, une petite moustache bien taillée, et qui le dévisageait d'un air tellement affolé, avec une telle panique dans le regard qu'au lieu de demander "C'est pour quoi ?", Edouard dit: "Qu'est-ce qui vous arrive ?"
    L'homme tituba et Edouard crut qu'il allait s'évanouir mais le visiteur s'appuya au mur et se passa une main sur le front.
    - Ecoutez, monsieur, c'est affreux, bégaya-t-il, vous n'allez pas me croire, d'ailleurs, moi-même...
    - Allons, calmez-vous, dit Edouard. Que se passe-t-il ?
    - Voilà, j'étais devant votre porte, j'étais en train de sonner, et au moment où vous avez ouvert, j'ai eu un trou: je ne sais pas du tout pourquoi je viens vous voir, je ne sais plus qui je suis.
    - Entrez, proposa Edouard, plein de solicitude. C'est un malaise, ça va passer.
    - Je le voudrais bien, dit l'homme en avançant avec hésitation, c'est une situation vraiment très pénible, c'était peut-être important, ce que je venais faire.
    Edouard l'amena dans son salon, l'invita à s'asseoir sur un fauteuil, alla éteindre la télé et, un verre d'eau à la main, se posta en face de son hôte qui suait à grosses gouttes.
    - Ou ça ne l'était peut-être pas. Reposez-vous un instant, ça va vous revenir.
    - Non, je vous assure, ça ne me revient pas. Je ne sais plus mon nom, je ne sais plus ou j'habite.
    - Vous devez bien avoir des papiers sur vous, ça nous aiderait.
    - Mais certainement ! s'exclama l'homme en fouillant dans sa poche.
    Il en sortit un portefeuille dont il se mit à étaler le contenu sur la table basse, avant de le trier fébrilement.
    - Si cette carte d'identité est à moi, je m'appelle Joseph Marie Quesneuil et j'habite à Choisy-le-Roi. J'ai 47 ans. Ca ne me dit rien. Rien du tout.
    - La photo d'identité est bien la vôtre, en tout cas, observa Edouard qui s'était penché par-dessus son épaule.
    - Je ne sais pas. Je ne me souviens plus à quoi je ressemble. Vous auriez pas un miroir ?
    Edouard ôta du mur une petite glace et la tendit à l'amnésique. Ce dernier s'y examina avec un air peu convaincu.
    - Le moins qu'on puisse dire, c'est que j'ai pas grand-chose de particulier. J'ai même une tête d'une banalité navrante. Calvitie et embonpoint. Cette moustache ridicule ! Tout pour plaire. Et ces vêtements n'arrangent rien, ils sont affreux.
    - Allons! Comment pouvez-vous dire ça ? protesta Edouard.
    - En tout cas, c'est bien moi, sur la carte.
    - Et ces photos, là ?
    - On dirait moi avec une femme et des enfants.
    - Sans doute votre famille. Il doit y avoir un numéro de téléphone quelque part pour les prévenir, ce n'est pas un carnet d'adresses, là ?
    L'homme ne répondit pas, il regardait attentivement le cliché.
    - Ce qu'elle est moche.
    - Pardon ?
    - La femme, là. Vous trouvez pas qu'elle est moche ? Pas de forme, pas de charme. Une vulgarité popote à pleurer. Et ces mômes ? Regardez comme ils semblent insupportables. Y en a même un qu'a l'air un peu débile.
    - Mais qu'est-ce qui vous permet de dire ça ? protesta son hôte.
    - Il suffit de regarder. Avec une famille comme ça, ma vie, ça doit pas être le feu d'artifice tous les jours, c'est sûr. En plus, je déteste les enfants. C'est incroyable: la photo a été prise sur une plage de congés payés sinistres, comment j'ai pu aller là-dedans ?
    - Si vous aviez une carte professionnelle, ça nous donnerait d'autres indications, suggéra Edouard.
    - J'en ai une, là, on dirait, dit l'homme en feuilletant un porte-cartes. Non mais regardez-moi ça: Assurances DNF, Quesneuil Joseph Marie, chef de service au bureau de statistiques! Pourquoi pas croque-mort ? Non mais quelle déprime ! Huit heures par jour en train de surveiller des vgens en train d'additionner des chiffres, quel boulot de merde.
    - Mais qu'est-ce que vous en savez, à la fin ?
    - Oh, y a pas besoin de faire un reportage, je vois le tableau. Le F4 à Choisy-le-Roi, le métro tous les jours, le samedi les courses à Continent avec les gniards teigneux, et les vacances à Mimizan-Plage. Tenez, je suis sûr que si on sort dehors on va trouver ma bagnole, une Xantia grise à vitres teintées.
    - Non, une Peugeot 306 crème à injection électronique, dit Edouard qui venait de tomber sur la carte grise.
    - Encore pire. Non mais vous supporteriez une vie comme ça, vous ?
    - Ce n'est pas à moi de juger.
    - C'est quoi, votre boulot, vous ?
    - Journaliste.
    - Dans quelle branche ?
    - La politique.
    - Voilà un travail intéressant! Du nouveau tous les jours, de la réflexion, de l'imprévu !
    - Oh, c'est pas toujours facile, ne croyez pas, tout le monde n'est pas capable d'assumer cette vie-là. Enfin, tout ça ne nous dit pas pourquoi vous avez sonné à ma porte.
    - Est-ce que je sais, moi ?
    - Peut-être vous placiez des contrats d'assurance au noir en dehors de vos heures de boulot ?
    - Dans ce cas, je porterais des contrats avec moi, des papiers, or j'ai rien. Et puis d'ailleurs, même si je faisais ça, je ne le ferai plus.
    L'homme reposa cartes et papiers d'un air dégoûté.
    - Je vous le dis tout de suite, monsieur je-ne-sais-pas-votre-nom, je ne comprends pas ce qui m'est arrivé, mais une chose est sûre: je n'ai aucune intention de passer ma vie à tracer des courbes dans les assurances et à faire des courses à Auchan avec cette tribu. Moi j'aime le pognon facile, les femmes de classe, les palaces, la vie de luxe, l'aventure ! Pour rien au monde, j'irai m'emmerder avec cette poufiasse !
    - J'ai du mal à imaginer qu'un choc ait pu changer votre personnalité à ce point-là, dit Edouard. A votre place, j'irais quand même trouver un médecin, vous avez besoin d'un examen.
    - Pour qu'il aille prévenir ma femme ou mon patron ? Jamais. Peut-être cet accident a été salutaire. En tout cas, je ne veux pas vous déranger plus longtemps, je vous remercie de m'avoir accueilli, monsieur...
    - Pentalacci. Edouard Pentalacci.
    L'homme fronça les sourcils tout en rassemblant ses papiers.
    - C'est étrange, ce nom me dit quelque chose.
    - Vous ne voulez pas que j'appelle un médecin ? Buvez ce verre d'eau, au moins.
    L'homme avala quelques gorgées, reposa le verre et sursauta en se passant la main sur la bouche.
    - Ca alors ! Mais c'est incroyable !
    Il promenait nerveusement ses doigts sous ses narines, dans les poils de sa moustache.
    - Qu'y a-t-il ?
    - C'est une fausse moustache ! hurla l'amnésique en tirant sur le postiche qui se décolla docilement.
    Puis il s'immobilisa:
    - Mais alors, si je suis déguisé, qu'est-ce qui nous dit que ces papiers...
    Aussitôt il se jeta sur les cartes, imité par Edouard.
    - Exact, ce sont des faux grossiers, dit ce dernier. Je ne m'en étais pas aperçu au premier abord.
    - Tout s'explique: je ne suis pas ce personnage-là. Je me disais bien, aussi.
    - Sauf que nous n'avançons pas, nous reculons. Reste à savoir non seulement qui vous êtes, mais en plus, pourquoi vous vous trimballez avec une fausse identité. Vous n'avez vraiment rien d'autre sur vous ?
    L'homme fouilla encore dans ses poches, l'air concentré. Soudain, il s'exclama:
    - Si ! J'ai ce pistolet !
    - Mais qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Edouard, effrayé.
    - Un Heckler & Koch P9S 9mm Parabellum avec silencieux, vous parlez si ça me connaît, je suis un... Oh, nom de Dieu, ça me revient !
    De joie, il serra Edouard dans ses bras.
    - Je suis un tueur professionne ! Tout ça, c'est une fausse identité pour échapper aux contrôles des flics! Je me souviens de tout! Je me suis pris un court-jus en appuyant sur votre putain de sonnette ! Je suis très sensible à l'électricité. Faudrait vraiment la faire réparer, mon vieux.
    - Et... pourquoi vous sonniez chez moi ? demanda Edouard, blême.
    - Mais pour vous descendre, cette question! Ah, quel soulagement! Ah, quel bonheur !
    Et il arma le pistolet.


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