• Robert Dongue trouva un matin dans sa boîte aux lettres une enveloppe aux couleurs vives, laissant apparaître, par une fenêtre, un prospectus imprimé à son nom.
    Robert Dongue ouvrit l'enveloppe d'un doigt négligent, tout en cherchant des yeux la première corbeille à papiers où il pourrait s'en débarrasser. Par un réflexe presque miséricordieux, il jeta un regard sur son contenu, c'était une phrase idiote : "Cher Monsieur Dongue ! Nous avons le plaisir de vous annoncer que vous avez été gagné au grand concours des biscottes Crousticroq'".
    Il crut d'abord à une coquille de l'imprimeur. En effet, si l'on enlevait "été", la phrase reprenait son sens. Mais Robert Dongue lut le texte jusqu'au bout et constata alors que c'était toute la lettre qui paraissait idiote : "Vous avez été désigné pour incarner le 3ème prix, ce qui est un privilège considérable, et nous espérons, Monsieur Dongue, que vous vous montrerez à la hauteur de notre attente".
    Nos services auront le plaisir de prendre contact ultérieurement avec vous. En attendant, etc".
    Avec un hochement de tête amusé qui signifiait : "Qu'est-ce qu'ils vont pas inventer", Dongue enfouit la lettre dans sa poche en se promettant de la montrer à sa femme lorsqu'il rentrerait du travail, puis il chercha comment s'appelait cet envahissant procédé publicitaire, ah oui, mailing, et il n'y pensa plus.
    Il l'oublia si parfaitement que le soir, quand le téléphone sonna alors qu'il sirotait tranquillement un apéritif en regardant la télé, il ne comprit d'arbord pas de quoi son correspondant voulait parler.
    - Concours ? Quel concours ?
    - Enfin monsieur Dongue, vous avez bien reçu notre lettre ? Le concours des Biscottes Crousticroq' ! dit une voix aimable et enjouée.
    - Ah ! La lettre idiote ! se rappela Dongue. Qu'est-ce que vous me voulez ?
    - Eh bien vous dire par qui vous avez été gagné, dit le type d'un ton un peu renfrogné. Convenez que c'est important, tout de même... Vous avez été gagné par Monsieur Smeck de Juvisy.
    Il y eut un silence.
    - Je ne comprends rien à vos salades, dit Monsieur Dongue. Ce qui est sûr, c'est qu'il est inadmissible d'emmerder les gens chez eux le soir pour des combines publicitaires à la noix. Bonsoir monsieur.
    Et ilm raccrocha, pas mécontent de la manière expéditive dont il avait congédié l'importun.
    - Qui c'était ? demanda sa femme.
    - Un coup de fil pour de la publicité.
    - Ca s'appelle un phoning.
    - Phoning ou pas, ça leur suffit plus d'emmerder les gens par lettre, il faut qu'ils viennent les relancer le soir, chez eux, maintenant...
    - Et qu'est-ce qu'ils voulaient ?
    - C'est complètement idiot...
    Il alla chercher la lettre chiffonnée au fond de sa poche et la montra à sa femme.
    - Tiens, regarde. C'est incroyable, non ? Ils savent plus quoi trouver...
    Sa femme lut la lettre attentivement.
    - Ah ben tu vois ? Tu te plains toujours ! Pour une fois t'as de la chance !
    - Mais t'as rien compris ! s'écria Dongue. Je n'ai pas gagné ! Je SUIS gagné !
    - Ben c'est toujours mieux que rien, dit sa femme.
    Il considéra son épouse avec de grands yeux.
    A cet instant, le téléphone sonna. Une voix tonitruante et excitée fit vibrer le combiné :
    - Allô ? Monsieur Dongue ? Ici Monsieur Smeck ! de Juvisy ! Ah ah ! Si vous saviez ce que je suis content ! Je gagne jamais rien aux concours et là, paf ! Troisième prix ! Ah, c'est formidable ! Alors, dites-moi, Monsieur Dongue, quand est-ce que je peux venir vous prendre ?
    - Quoi ? s'étrangla Dongue.
    - Vous savez, je suis en train de fêter ça avec les copains ! On est tous impatients de voir mon prix ! Ils ont du mal à me croire. Peut-être vous pourriez venir vous-même maintenant ?
    Dongue se sentit suer.
    - Bon, dit-il. Je ne sais pas qui vous êtes, je ne sais pas ce que vous me voulez, tout ce que je sais c'est que ça a assez duré, maintenant. Et si vous ne me laissez pas tranquille, je préviens la police.
    - Ah, je comprends, dit Smeck. Vous faites durer le suspense. Les biscottes machin, elles veulent leur cérémonie, hein, remise des prix, tout le bataclan... Ca s'explique, remarquez, c'est pour leur réclame, après tout.
    En se contraignant au calme, Dongue raccrocha le téléphone et le débrancha. Une assiette à la main, sa femme le considérait d'un regard réprobateur.
    - Enfin, me regarde pas comme ça ! cria-t-il. Tu trouves ça normal, toi ?
    Elle haussa les épaules.
    - Ca n'a rien d'extraordinaire. Ca s'appelle un "including".
    - Un quoi ?
    - Un "including". C'est l'inclusion du communicant dans un protocole de motivation promotionnelle. Et quelle que soit sa réaction, le rendu du message est multiplié auprès de la clientèle-cible.
    Dongue ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.
    - Je l'ai lu dans un journal, ajouta sa femme.
    A cet instant retentit la sonnette de la porte d'entrée.
    - Maître Gallard, hussier de justice. Je viens procéder à une contrainte par corps auprès d'un dénommé Dongue. Je lui intime d'assumer sa qualité de 3ème prix pour le concours organisé par la Société Crousticroq' S.A.
    - Ah voilà. Tu nous as attiré des ennuis avec ta mauvaise tête, dit sa femme.
    - Un hussier ! s'étrangla Dongue. Bon. J'appelle la police.
    Et il courut vers le téléphone en criant :
    - Il y a des lois dans ce pays ! Et elles servent à se protéger contre les cinglés de toute espèce !
    - Qui parle de loi ? dit Maître Gallard. C'est vous, qui faussez un concours parfaitement régulier.
    En composant le numéro, Dongue se tourna vers sa femme.
    - Un hussier ! Mais bientôt ils vont envoyer des commandos si on les arrête pas ! Pourquoi il marche pas ce téléphone ?
    - T'énerves pas, mon chéri, ils ne te veulent pas de mal. Ca s'appelle un home-convincing. C'est pour pallier le manque de motivation spontanée. Le téléphone, c'est toi qui l'a débranché.
    - Et puis c'est inutile de déranger la police, monsieur Dongue, elle est là.
    Deux agents en uniforme s'encadrèrent dans la porte. Dongue poussa un cri et courut s'enfermer dans la salle de bains. Suivie des deux policiers, sa femme vint frapper à la porte.
    - Allons, chéri, ouvre ! Voyons, ça ne sert à rien...
    - Appelle du secours ! implora Dongue derrière la porte. Les amis, les voisins, les pompiers, un avocat, ce que tu veux ! Mais vite !
    - Robert soit raisonnable... Ouvre ! Tu sais, 3ème prix, c'est très honorable, et puis ce monsieur Smeck est peut-être très gentil... Ce sont les agents qui te font peur ? Tu n'as rien à craindre, c'est juste un autre procédé de communication publicitaire... Le lourdly insisting, ça s'appelle...
    A travers l'huis, on entendit la voix rauque de l'homme traqué :
    - J'ai compris. Tu es avec eux, hein ? Tu es complice ! Tu t'es vendue à eux ! Combien ils te payent, salope ?
    - Tout de suite les grands mots ! J'ai rien fait de mal ! D'ailleurs, c'est un procédé parfaitement ordinaire. Ca s'appelle du familing. Et pourquoi la publicité n'aurait-elle pas le droit de rentrer dans l'intimité du couple ?
    Dongue ne répondit pas. On entendit une fenêtre s'ouvrir avec fracas et sa voix qui se mit à hurler dans la cour de la cité :
    - Au secours ! A l'aide ! Sauvez-moi ! C'est un complot ! Ils vont m'avoir ! Ils vont me kidnapper !
    Et tandis que les policiers commençaient à défoncer la porte, madame criait entre deux coups de hache :
    - Chéri ! Pendant que t'y es, dis-leur bien que c'est à cause des biscottes Crousticroq' ! Crousticroq' !


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