• fantômes à bord

    Le brouillard s'épaissit brusquement à l'instant où Calvez mouilla l'ancre. Le matelot eut le temps de voir disparaître la côte déchiquetée. Moins d'une minute plus tard, à la poupe, il distinguait à peine la silhouette de Quemeneur, qui rangeait les filets. Calvez s'approcha. Son ciré luisait dans le brouillard.
    - Eh bien, il s'en est fallu de peu ! Dix minutes de vplus et nous étions en plein dans la purée de pois.
    Quemeneur leva vers lui un regard inquiet. Ses grosses mains houges étaient crochées dans les filets comme des pinces.
    - J'aime pas ça, Paul. J'aime pas ça.
    - Qu'est-ce que tu n'aimes pas ?
    - Ce coin. C'est un mauvais coin. La Marie-de-Dieu a ancré ici, et puis on ne l'a plus revue. C'est un mauvais coin. On dit qu'il est habité par les esprits.
    - Il y a cinquante ans de cela. Et puis, les esprits, aussi malins soient-ils, ne s'y retrouveraient pas, dans ce brouillard.
    - Je te dis...
    Quemeneur tressaillit. Une ombre venait de le frôler. Il cessa de respirer une seconde. Il ne se détendit que lorsqu'il vit que cette ombre était celle d'Hortense, une mouette à tête noire que Calvez avait recueillie toute jeune et qu'il avait apprivoisée. Hortense, d'un vol silencieux, venait de se poser sur le bastingage de la Jeanne-Andrée.
    - Hortense trouve bien son chemin, elle !
    - Hortense est une mouette. C'est malin, les mouettes. N'est-ce pas, Hortense ?
    Hortense inclina la tête et regarda les deux hommes l'un après l'autre. Un parfum de lard frit et d'oeuf s'échappait du poste dans lequel Carbot préparait le repas du soir. Il sembla à Quemeneur que le brouillard s'épaississait un peu plus, mais ce n'était que la nuit qui s'étendait maintenant au-dessus d'eux, au-dessus du brouillard.
    La mer était devenue plate, et grise, comme huileuse. Des trainées de brouillard rampaient au ras de l'eau et, ma foi, ils avaient aux yeux du matelot des formes humaines.
    - Rentrons, dit-il.
    Ils pénétrèrent dans le poste. Le réchaud ronflait. Une odeur de cuisine, de poisson, de ciré humide et une grosse chaleur compacte leur fit venir le sang au visage. Derrière eux, Hortense sauta sur la première marche de l'échelle et contempla les trois hommes qui se mettaient à table en silence. Carbot alluma une lampe tempête et l'accrocha aux barrots. Une lumière très blanche illumina le poste, creusant de profonds recoins d'ombre le long des membrures. La soute à voiles, dans le fond du poste, derrière le mât, apparaissait comme un trou noir. Sur la dernière marche de l'escalier descendant au poste, Hortense semblait hésiter. Elle se balançait d'une patte sur l'autre et ses palmes, chaque fois, faisaient un petit "flac" sur le bois humide. Enfin, elle parut se décider, se ramassa et d'un élan, s'envola. Elle disparut dans le brouillard, comme effacée par une gomme.
    Les trois hommes avaient maintenant fini de manger. La fatigue de toute une journée de pêche leur nouait les membres. Néanmoins, ils sortirent tous trois du poste. Calvez alla vérifier l'amarre de l'ancre et remplir de pétrole les feux de position. Quemeneur rangea les filets et Carbot gara les voiles dans la soute. Le brouillard était si épais qu'ils ne se distinguaient pas à cinq mètres les uns des autres.
    Pendant que Calvez levait l'ancre, il lui sembla entendre comme un gémissement. Il tressaillit, puis haussa les épaules. Ce gémissement, il le connaissait : c'était un craquement à l'emplanture du mât. Pourtant, il se sentait inquiet, lui aussi. Cet imbécile de Quemeneur, pensat-il, avec ses histoires d'esprits, il donnerait la frousse à tout un régiment.
    Il resta encore un instant sur le pont. Le silence était énorme. On ne voyait presque plus rien. Après avoir tapé sa pipe sur le bastingage, il revint dans le poste. Derrière lui, il rabattit le panneau et, sans y penser, donna un tour de clef à la porte. Carbot et Quemeneur dormaient déjà, écrasés sur leur cadre.
    Calvez souffla la lampe tempête et s'étendit. Au moment où il allait s'endormir, une voix énorme, déchirante peupla la nuit. C'était la sirène d'un bateau de guerre qui, quelque part au large, lançait son appel. On aurait dit le cri d'effroi d'un monstre venu d'une autre planète.
    Quelques secondes plus tard, Calvez dormait.
    Quelle heure était-il ? Il ne le savait pas. Tout était noir dans le poste. Noir et silencieux. Calvez tâcha de deviner les mouvements du bateau, mais celui-ci était comme soudé à l'eau plate. Il ne savait pas pourquoi il s'était réveillé. Cela ne lui arrivait jamais. Tous ses sens étaient aiguisés.
    Il tendit l'oreille.
    Cette fois-ci, il n'y avait pas à en douter. Là, quelque part, du côté où Carbot rangeait les casserolles, un frôlement venait de se faire entendre. C'était un frôlement mou, semblable au pas hésitant d'un être qui effleurait les murs en avançant dans le noir. Puis ce fut, très net, un coup unique, tapé sur le métal d'une poèle à frire.
    Une voix souffla dans le noir.
    - Calvez... Calvez ?
    - Oui, qu'est-ce qu'il y a ?
    - Tu entends ?
    - Oui, et alors ?
    - Il y a quelqu'un dans le poste. Quelqu'un qui bouge.
    - Ce doit être Carbot.
    - Non, dit la voix de Carbot. C'est pas moi. Je l'entends aussi.
    La voix de Carbot était toute changée. Quemeneur sentit qu'un peu de sueur perlait à son front. Il tenta de réagir.
    - C'est la première fois que vous naviguez, oui ? Il y a toujours quelque chose qui bouge, à bord d'un bateau.
    - Pas quand il est immobile et dans le brouillard...
    Les frôlements, maintenant, se précisaient. Un verre tinta. On aurait dit qu'un être, dans l'ombre, déplaçait la vaisselle. Très loin, un cargo hurla dans la nuit.
    - Je t'avais dit, souffla Quemeneur, je t'avais bien dit : c'est un mauvais coin.
    - Tais-toi, pour l'amour du ciel !
    Aucun des trois hommes n'avait encore bougé. Une terreur secrète les avait gagnés et les tenait couché dans leur cadre. L'être inconnu qui était à côté d'eux, dans le poste, s'entendait parfaitement à présent. Il allait à pas menus. C'étaient des petits pas légers, hésitants, qui se déplaçaient avec précaution dans le noir. Ils se rapprochaient insensiblement. Il y eut un cliquement sec, comme le bruit d'un os que l'on brise puis, tout aussitôt, une sorte de gloussement étouffé.
    - Pourquoi ris-tu, Carbot ?
    - Ce n'est pas moi qui ris.
    - Ni moi, dit Quemeneur.
    Calvez sentit ses cheveux se hérisser. Toutes les vieilles légendes de la Bretagne lui revenaient en mémoire et réveillaient son vieux fond de superstition. Il se signa rapidement. "Il faut que je voie, se disait-il, il faut que je voie..." Mais ses membres lui semblaient paralysés. Il n'avait pourtant qu'un geste à faire pour atteindre la petite lampe de poche coincée entre son matelas et le vaigrage. Mais, même ce simple geste, ses muscles se refusaient à le faire.
    L'esprit, maintenant, s'était enhardi. Sur les plats, sur la poèle à frire, sur les assiettes. Il menait une sorte de sabbat. Les coups qu'il y frappait étaient comme un tam-tam de guerre qui s'amplifiait de minute en minute.
    D'un mouvement impulsif, Quemeneur saisit sa lampe de poche, tâtonna pour trouver le bouton, le pressa.
    Et là, dans le faisceau lumineux, il decouvrit Hortense. Hortense qui, la tête sur le côté, le considérait d'un regard plein de malice et d'impudence. Hortense qui était revenue et s'était réfugiée dans le poste pendant que les trois hommes étaient sur le pont. Hortense qui, un bout de couenne de lard pendant du bec, picorait la vaisselle pour y trouver sa pitance.


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