• hara kiri à Shangai

    Un camp de prisonniers de guerre, quelque part au Japon...
    Accroupis devant les barbelés, deux hommes au visage amaigri par les fièvres parlent à mi-voix. L'un d'eux porte l'uniforme de la marine britannique; l'autre appartient à l'armée de terre des U.S.A.
    Avec une régularité d'automate, une minuscule sentinelle japonaise fait les cent pas devant eux.
    - Dites-moi, Doc, fit soudain l'Américain, vous ne m'avez toujours pas raconté ce qui vous a conduit ici !...
    - Oh, il n'y a pas grand'chose à dire là-dessus !... répondit l'Anglais en hochant la tête. Tout est arrivé si vite, si brutalement !... Je servais en qualité de chirurgien à bord du "Pétrel", une canonnière vieille de trente ans et tout juste bonne encore à en imposer aux pirates qui infestent le Yang Tsé Kiang. Lors de l'invasion de la Chine par les Japonais, notre "sabot" reçut l'ordre de rallier Shangai pour y protéger et même éventuellement évacuer la colonie britannique de la ville. Trois années passèrent... Puis, brusquement, la guerre éclata. Dans l'Atlantique, en Méditerranée, dans l'Océan Arctique, dans la Mer des Caraïbes, ailleurs encore, la Royal Navy mettait les bouchées doubles. Mais en revanche pas un seul coup de canon n'avait encore été tiré sur les eaux du Pacifique; jusqu'alors, ce vaste océan avait bien mérité son nom... Je me souviens que nous nous ennuyions terriblement. Nous nous efforcions de tuer le temps en trouvant des sujets de rire.
    - Evidemment, les commandants des cuirassés nazis, du "Tirpitz", du "Scharnhorst", du "Scheer" et des autres doivent y regarder à deux fois avant de s'aventurer dans les mers du Sud !... dit un jour le commandant Napier.
    Les jeunes officiers qui achevaient de déjeuner se tournèrent vers celui qui venait de prononcer cette phrase énigmatique.
    - Car enfin, reprit le commandant, nous savons tous que les services de renseignements allemands sont particulièrement bien organisés. Pas vrai, Smith ?...
    - Bien sûr, Sir, répondit l'interpellé, un jeune lieutenant au visage rose.
    - Dans ce cas, il est certain que l'amirauté berlinoise a été informée de notre présence dans les eaux chinoises ! Et elle ne désire pas se frotter à nous...
    Le mess tout entier repartit d'un bel éclat de rire ! C'est que depuis longtemps l'impuissance manifeste de notre vétuste "sabot" était un sujet intarissable de plaisanteries parmi les quelques cent-quarante gradés et marins de la canonnière.
    - Faites passer le whisky, s'écria joyeusement le jeune lieutenant Wattrington, c'est moi qui offre à boire !
    - Que se passe-t-il ? Wat qui paie à boire !... Mais, c'est la fin du monde ! s'exclama Smith.
    - Non, pas la fin du monde, mais celle de mon séjour sur le "Pétrel" !... répondit Wat. messieurs, le commandant Napier m'a remis ce matin un ordre de l'Amirauté me transférant à la Home Fleet (ces mots désignent, dans la Royal Navy, la flotte de l'Atlantique, de la Mer du Nord et de la Manche). Je pars la semaine prochaine; je serai à Hong-Kong pour "Christmas", et à Plymouth avant la fin de janvier. Quelque part du côté de Birmingham, il existe une ravissante Miss Joyce qui m'attend et qui...
    - Ca va, on a compris ! Vive le roi des veinards, s'écria Smith ! Non seulement il a la chance de rentrer au pays, mais il va encore y retrouver l'amour de sa vie !
    Et tous les officiers de trinquer avec entrain.
    - Hélas, soupirai-je, moi aussi je suis fiancé ! Et depuis plus de trois ans, vous pouvez me croire, j'en ai imaginé des intrigues pour pouvoir quitter la Chine ! Mais rien à faire ! Je reste cloué à ce maudit Shanghai. Et toi, Wat, qui n'es ici que depuis six mois, tu as déjà décroché ton ordre de rentrer. Il n'y a vraiment pas de justice en ce bas monde !
    - T'en fais pas, mon vieux, me dit Wattrington, en souriant. Je t'enverrai des cartes postales !
    A cet instant, on frappa à la porte. Un matelot entra, portant dans la main une feuille de papier qu'il remit au commandant Napler :
    - Sir, dit-il très calmement, le cuirassé japonais "Izumo" nous transmet ce message.
    Lorsque le commandant Napler prit connaissance de la note, nous le vîmes pâlir. Il nous la lut à haute voix : elle ne contenait d'ailleurs que quatorze mots :
    "Sommes en guerre avec vous. Avez cinq minutes pour hisser drapeau blanc. Après, tirons".
    Le commandant se leva :
    - La guerre, Messieurs ! dit-il. Sonnez le branle-bas de combat !...
    Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que pas un seul d'entre nous ne songea qu'il était absurde de s'opposer à un puissant cuirassé de 25000 tonnes, alors que nous ne disposions que d'une  canonnière de 1500 tonnes. Nous nous ruâmes vers la sortie du mess et gagnâmes nos différents postes de combat.
    L'appel prolongé de la sonnerie retentit, réveillant les marins qui faisaient la sieste. J'en entendis un qui grognait :
    - Quel est le saumâtre individu qui choisit un pareil moment pour organiser un exercice ?
    Mais leur mauvaise humeur ne dura pas. Lorsqu'ils surent de quelle manoeuvre il s'agissait, ils comprirent qu'il fallait vaincre ou mourir.
    "Vaincre ou mourir !"... De bien grands mots pour le "Pétrel" ! Mais nous n'y pensions pas : nous coulerions sans doute ! En tous cas, ce ne serait pas avant d'avoir rendu les honneurs à l'ennemi.
    De la passerelle de l'"Izumo", le commandant japonais observait à la jumelle ce qui se passait sur notre pont. Une encablure séparait notre frêle canonnière de l'énorme vaisseau-amiral. Quatre minutes déjà étaient passé depuis l'ultimatum...
    Le drapeau blanc n'avait toujours pas été hissé. Encore soixante secondes, et, là-bas, vingt-deux pièces de calibre moyen se chargeraient de nous envoyer par le fond.
    Alors, il se passa quelque chose d'inoui :
    Le "Pétrel" braqua brusquement ses deux petites pièces sur l'"Izumo", et fit feu avant que les Japonais aient pu se remettre de leur surprise. Les deux coups fauchèrent un officier et cinq marins nippons.
    La réponse ne se fit pas attendre ! Une salve, une seule, mais foudroyante : et notre minuscule "Pétrel" se volatilisa...
    J'ai su, par après, que cent douze membres de l'équipage avaient été portés disparus. Parmi eux, le commandant Napler et le jeune sous-lieutenant Wattrington qui, moins d'une heure plus tôt, se réjouissait de rentrer au pays...
    Moi seul fus sauvé... C'est pourquoi je suis ici !... Et voilà toute l'histoire, mon vieux Jack ! Une histoire bien banale !...
    L'Américain haussa les épaules et commença de mastiquer une imaginaire tablette de chewing-gum.
    - Satanée guerre !... murmura-t-il.


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