• la bouteille

    C'est en voulant montrer à Virginie comment on pratiquait la brasse papillon que Laurent sentit un choc sur la tête. Il nageait à une dizaine de mètres de la plage, il n'y avait personne autour de lui, il en déduisit qu'il ne pouvait avoir été frappé que par un objet flottant. En se massant le front, il jeta un coup d'oeil circulaire dans les vagues et eut tôt fait d'identifier le coupable : une bouteille en verre. Il crawla quelques mètres pour s'en saisir et s'aperçut aussitôt qu'elle contenait un papier. Il appela son amie :
    - Hé ! Virginie! Regarde ! C'est une bouteille avec un message dedans ! Comme dans les histoires !
    Les cris avaient attiré Patricia et Jean-Marie, qui bronzaient tout nus à côté des serviettes.
    - C'est peut-être un naufragé !
    - Ou un trésor.
    - Ou une connerie.
    C'était une bouteille de vin ordinaire avec une étiquette ordinaire, un peu bouffée par la mer, fermée par un bouchon en liège. Le papier à l'intérieur, plié en quatre, ne semblait pas avoir souffert de l'humidité.
    - Attends, dit Laurent qui s'essuyait. J'ai un tire-bouchon, on n'a pas besoin de la casser.
    C'est Nathalie, avec ses tout petits doigts, qui réussit à faire glisser le papier dehors une fois le bouchon enlevé. Tous les quatre riaient d'excitation. Nathalie déplia le papier. Dessus, il y avait écrit à la main : merde pour celui qui le lira.
    - C'était une connerie, dit Laurent, déçu.
    - Quand tu penses qu'elle a peut-être traversé les Océans pour ça...
    - Elle doit pas venir de loin puisque c'est en français, dit Patricia en retournant bronzer, côté fesses.
    - Ben c'est un con, dit Jean-Marie. Et il envoya voler la bouteille vers des rochers proches, où elle éclata.
    - C'est toi, le con! explosa Virginie. Ca va pas, non ? Et s'il y a des mômes qui vont jouer sur les rochers ? T'es vraiment un dégueulasse! Une plage, c'est pas une décharge !
    Elle était vraiment fâchée : elle s'était dressée d'un bond, ses seins tressautant à chaque mot sous l'effet de la fureur.
    - Bon, bon, on se calme, je vais la ramasser, dit Jean-Marie penaud.
    Il mit ses sandales en plastique et s'accroupit dans les rochers pour rassembler les bouts de verre. Après avoir grossièrement nettoyé, il revint en tenant dans ses doigts l'étiquette détrempée de la bouteille à laquelle adhéraient encore des morceaux de verre. Il déposa le tout précautionneusement sur le sable.
    - J'ai vu des étiquettes de vin bizarres, mais celle-là, c'est un record.
    Elle se présentait comme une étiquette usuelle de vin de Bordeaux. On y lisait en gros : "Château Espagnac", en petit : "Appellation Bordeaux contrôlée". Et en plus petit : "Mis en bouteille par Jean-Marie Espagnac, 3, chemin des Luzernes, 37714 Lanclos".
    Les autres étaient venus examiner les débris, sauf Virginie pas encore tout à fait réconciliée.
    - Qu'est-ce qu'elle a de spécial ? demanda Laurent en considérant avec perplexité le visage blême de son ami.
    - Ben, Jean-Marie Espagnac, c'est moi, expliqua ce dernier d'une voix bizarre.
    - Tiens, c'est vrai, dit Patricia. c'est un homonyme, voilà tout. C'est pas un nom si rare, Espagnac.
    - Oui, mais cette adresse, là... c'est la mienne...
    - T'as mis du vin en bouteille, toi ? s'étonna Laurent.
    - Mais jamais! s'écria Jean-Marie. J'ai même jamais visité une cave! Je bois deux verres de vin par an !
    - Et alors comment ton nom et ton adresse peuvent se retrouver imprimés sur une bouteille jetée à la mer ?
    - J'en sais rien mais c'est complètement ouf ! Regarde ! Y a même mon téléphone !
    - Attends, on va trouver une explication...
    - Ah oui ? Et comment tu veux expliquer ça ? Quelque part, un type s'est amusé à imprimer une étiquette à mon nom, à la coller sur une bouteille, à lui donner l'aspect d'un objet qui a séjouné un certain temps dans l'eau de mer, à s'approcher silencieusement de notre plage en bateau ou en plongée, à attendre que l'un d'entre nous aille se baigner, et à pousser la bouteille pile dans sa direction pour que celui-ci la trouve. J'ai beau réfléchir, ça a pas pu se passer autrement. Et un truc tordu comme ça, c'est pas un canular, et si c'est un coup monté, c'est pour quoi faire ? Dans quel but ? Non, je vois aucune explication. c'est complètement angoissant.
    - Il a raison, observa Virginie qui s'était finalement rapprochée et avait examiné l'étiquette sous toutes les coutures. C'est pas une coïncidence, et ça n'a aucun sens.
    Laurent scruta la mer comme s'il tentait de voir à travers les vagues.
    - Enfin, il doit bien y avoir une raison...
    - Moi, j'en vois qu'une, dit Nathalie, après un long silence. c'est un coup de l'auteur. Je vous parie qu'il a inventé un truc comme ça parce qu'il ne savait pas quoi raconter d'autre, et que maintenant qu'il en est là, il ne sait absolument plus comment s'en sortir.
    - T'es pas bien ? Il a écrit des trucs autrement plus cons que ça, et il a toujours trouvé une explication, aussi naze soit-elle.
    - Eh ben là, non, conclut Virginie. je vous parie ce que vous voulez.
    Jean-Marie balançait l'étiquette du bout de ses doigts, d'un air buté.
    - C'est peut-être ça, mais c'est peut-être autre chose, ça m'avance pas. Je n'aime pas voir mon nom et mon adresse se balader sur n'importe quoi, en mer ou ailleurs.
    - Le mieux, c'est d'aller lui demander, suggéra Virginie.
    - Là ? Comme ça ? En plein milieu des vacances ?
    - Paris n'est qu'à trois heures de T.G.V....
    - De toute façon, moi je passe pas le reste de mes congés avec une question comme ça au-dessus de ma tête, trancha Jean-Marie.
    Après avoir mis un certain temps à ouvrir, l'auteur considéra longuement les quatre jeunes gens.
    - C'est pourquoi ?
    - Nous sommes les personnages d'une de vos nouvelles qui se passe au bord de la mer.
    L'auteur fit une mimique d'ignorance.
    - La bouteille à la mer... pendant les vacances.
    - Ah, c'est exact ! Excusez-moi, j'ai tant de truc sur le feu... Entrez, je vous prie. Asseyez-vous, vous voulez boire quelque chose ?
    - Non merci. ecoutez, le coup de l'étiquette c'est quoi ? attaqua Virginie.
    - On a l'impression qu'on aurait pu continuer à ergoter pendant dix pages  sans discerner la moindre explication, ajouta Nathalie.
    L'auteur s'assit dans une vieille chaise longue qui faisait office de fauteuil de salon, et caressa ses joues mal rasées.
    - L'étiquette... oui... C'est vrai. En fait, vous avez raison. j'ai pas trouvé. J'ai essayé, j'ai pensé à des tas de trucs, j'ai pas trouvé de motif valable. Je suis désolé, c'est la première fois que ça m'arrive...
    Jean-Marie se redressa, indigné :
    - Dans ces cas-là, on arrête les frais et on passe à autre chose! Et vous comptez tirer à la ligne pendant longtemps, avec nous, comme ça, sur le sable ?
    - Ecoutez, je suis vraiment confus... Mais je pensais que l'idée allait venir. Et puis, voilà, j'ai pas trouvé la suite... J'ai pas trouvé pourquoi cette putain d'étiquette portait votre putain de nom ! Peut-être j'aurais dû penser à autre chose... Je vous jure que j'ai tout essayé. Alors voilà, y a pas d'explication, c'est tout...
    Il baissa les épaules, accablé.
    - Il est gonflé! s'exclama Jean-Marie, incrédule. Et on a l'air de quoi, nous ?
    - Le truc du type qui trouve pas et qui remplit deux pages avec ça, c'est pas nouveau nouveau... persifla Virginie.
    - Et nos vacances? Et le voyage, qui c'est qui va le payer ? protesta Laurent.
    L'auteur se redressa et brandit une feuille de papier blanc.
    - Bon. Ecrivez-moi vos noms et vos coordonnées sur ce papier, je vous envoie un chèque de dédommagement. Et on n'en parle plus...
    Le soleil éclaboussait le trottoir, l'air parisien brassait son odeur des jours de canicule.
    - On serait mieux à la plage, râla Nathalie. Vous avez l'heure du prochain train ?
    - C'est pas pour dire, mais je trouve qu'il baisse, votre scribouillard...
    - Vous savez quoi ? dit soudain Virginie en s'arrêtant de marcher. Au moment de partir, quand vous aviez le dos tourné, il m'a pelotée, cet enfoiré !
    L'auteur regarda s'éloigner les quatre silhouettes, son papier à la main. Quand elles eurent disparu, il saisit le téléphone.
    - Allô, l'imprimerie Guignard ? Alors on fait comme on a dit. Pour une boîte de petits pois, oui, 400g, disons très fins, étiquette quadrichromie... Je vous lis le texte, vous notez ?
    Il releva ses lunettes pour mieux lire le papier.
    - Alors en gros caractères : Conserves Laurent Sachs et Virginie Boudier, en corps plus petit, 5, cité des Merlettes, Bâtiment C. 94120 Fontenay-sous-Bois, téléphone 01 43 78 95 26...


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