• la dictée révélatrice

    Le cours d'histoire touchait à sa fin. Le professeur, M. Bénin, avait refermé son manuel et, comme d'habitude, à la fin de chaque leçon s'entretenait amicalement avec ses élèves.
    - Mon cher Jean-Jacques, dit-il à un garçon aux cheveux ébouriffés et au regard éveillé, je t'adresse toutes mes félicitations. J'ai appris que tu avais remporté le premier prix du "Concours policier", organisé par le journal "Enquêtes". C'est magnifique ! Peut-on savoir ce que tu comptes faire du montant du prix ?
    - Ce que nous allons faire, rectifia Jean-Jacques. Car, vous savez, Monsieur Bénin, ma soeur Gigi m'a aidé à trouver la solution du problème... En fait je ne sais pas encore ! Peut-être, ajouta-t-il en plaisantant, ouvrirons-nous une agence de police privée... Après nos heures de classe, bien entendu !
    - Je ne voudrais pas te décourager, répliqua M. Bénin, mais il y a loin de la théorie à la pratique. Les problèmes qui se posent dans la vie à un policier sont très différents de ceux qu'on trouve dans les livres. Je crois d'ailleurs que les fameux détectives de roman : Sherlock Holmes, Hercule Poirot et j'en passe, seraient bien embarrassés s'ils avaient à résoudre une énigme réelle.
    - Bah ! fit Jean-Jacques avec assurance, un problème est toujours un problème. Il s'agit d'abord de trouver les indices, et le reste est affaire de raisonnement.
    M. Bénin sourit d'un air malicieux :
    - Et si on t'offrait l'occasion de débrouiller un véritable mystère, accepterais-tu ?
    - Immédiatement ! riposta Jean-Jacques. J'attends avec impatience cette occasion depuis longtemps !
    - Eh bien, je crois que j'ai une énigme à soumettre à ta sagacité, reprit le professeur. Une énigme qui intéresse d'ailleurs toute la classe...
    M. Bénin jeta un coup d'oeil à ses élèves qui, vivement intéressés par ces derniers mots, le regardaient d'un air interrogateur :
    - Oui, répéta-t-il, une énigme qui vous intéressera tous... Nous sommes aujourd'hui jeudi. Avez-vous réunion cet après-midi à votre club ?
    Le "club", un garage désaffecté que louaient les élèves de quatrième, et où ils se réunissaient chaque jeudi pour discuter, jouer aux échecs ou au ping-pong.
    - Oui ! A trois heures ! répondirent-ils tous d'une seule voix.
    - Si vous ne me jugez pas trop indésirable, poursuivit le professeur, je vous y donne rendez-vous. Et je vous exposerai le problème que Jean-Jacques aura à résoudre.
    A ce moment, la cloche sonna pour annoncer la fin du cours. Toujours souriant, mi-ironique, mi-mystérieux, M. Bénin prit congé de ses élèves qui, après son départ, se réunirent par petits groupes pour commenter son étrange attitude.
    Dès deux heures et demie, tout le monde était présent au "club". A trois heures, le professeur d'histoire fit son entrée.
    - Monsieur Bénin, nous avons hâte de vous écouter, dit Jean-Jacques, en lui avançant un siège.
    Le professeur s'assit au milieu de ses élèves. Il mit ses lunettes et jeta un coup d'oeil autour de lui : les murs de l'ancien garage étaient décorés à l'aide de fanions et de dessins multicolores exécutés par Robert Lechien, l'artiste de la bande.
    - Avant tout, je vous félicite, déclara M. Bénin. Vous avez très bien arrangé votre "club"...
    Les élèves quoique très sensibles à ce compliment, ne pouvaient dissimuler leur impatience. Aussi le professeur décida-t-il de ne pas les faire languir plus longtemps. Il fouilla dans son portefeuille et en tira une feuille de papier sur laquelle plusieurs phrases étaient dactylographiées.
    - Jean-Jacques, vient près de moi, appela le professeur. Je te confie cette feuille de papier. Prends en connaissance, mais discrètement...
    Très grave, Jean-Jacques prit la feuille de papier. Tournant le dos aux autres élèves, il lut rapîdement ce qui y était inscrit :
    "Athènes est la capitale de l'Attique". répétée au rythme de cent fois par leçon, par notre digne professeur d'histoire antique. Cette phrase devient pour nous une obsession ! Moralité : la scie... Attique.
    Bouche bée, le détective en herbe regarda M. Bénin, attendant une explication :
    - Comme tu le vois, Jean-Jacques, dit le professeur, il s'agit d'une petite fable... pas bien méchante, d'ailleurs ! Je l'ai trouvée hier dans la poche de mon pardessus, c'est donc l'un d'entre vous qui l'y a glissée... Le problème que tu seras chargé de résoudre consistera à identifier l'auteur de cette poésie ! Les seuls indices sont ceux que peuvent recéler ces cinq lignes tapées à la machine !
    S'apercevant que quelque inquiétude apparaissait sur les visages de ses élèves, M. Bénin s'empressa d'ajouter avec un bon sourire :
    - Rassurez-vous : je ne suis nullement fâché ! Au contraire, cette innocente plaisanterie m'a amusé ! Et le seul châtiment réservé au coupable serra de nous payer à tous une tournée de limonade si, du moins, Jean-Jacques réussit à l'identifier ! Je propose que la règle du jeu soit la suivante : vous répondrez tous sincèrement aux questions qu'il vous posera sauf, bien entendu, s'il vous demandait qui a écrit cette fable ! Cela, c'est à lui de le deviner ! D'accord, messieurs ?
    Des murmures circulèrent dans le groupe des élèves, où on reconnaissait quelque chose comme "c'est un chic type, quand même !"...
    Puis, Justin Delval, à qui sa haute taille et ses longs pantalons conféraient une certaine autorité, répondit joyeusement au nom de ses camarades :
    - D'accord; M'sieur Bénin !
    - Alors, je te laisse le champ libre, Jean-Jacques, fit le professeur. Tu peux commencer ton enquête et interroger les "suspects"...
    Prenant son rôle très au sérieux, Jean-Jacques tira de sa poche une énorme loupe et se mit à étudier attentivement les quelques lignes dactylographiées. Dix paires d'yeux étaient braquées sur lui et, dans la pièce, le silence était tel qu'on eût entendu voler une mouche.
    Après quelques instants d'examen, Jean-Jacques leva la tête :
    - Une chose que je puis déjà dire, Monsieur Bénin, c'est que ce texte n'a pas été tapé sur une machine à clavier "qwertz", mais sur un clavier "azerty, universel".
    - Comment es-tu arrivé à cette conclusion ? questionna le professeur.
    - Oh, c'est bien simple ! Regardez : il y a plusieurs fautes de frappe ! Celui qui a tapé ce texte n'est pas espérimenté, et il a frappé à plusieurs reprises un "e" au lieu d'un "a". Or, il n'y a que sur un clavier "universel" que le "e" se trouve près du "a"...
    - Excellente déduction, Jean-Jacques. Et ensuite ?
    - Nous allons procéder par élimination : que ceux qui possèdent une machine à écrire, ou ont eu l'occasion de s'en servir, lévent la main !
    Sept mains se levèrent.
    - Bon, fit Jean-Jacques. Quels sont ceux à présent qui possèdent une machine à clavier "universel" ?
    Trois mains seulement restèrent levées : elles appartenaient respectivement à Justin Delval, à Robert Lechien, un garçon trapu dont la lèvre supérieure s'ornait déjà d'un léger duvet, et à Claude Lefebvre dont le visage impassible rappelait quelque peu celui de Buster Keaton.
    Le mystère restait entier: car chacun des trois "suspects" avait eu la possibilité de rédiger la fameuse fable.
    - Je voudrais que vous preniez tous les trois un stylo et un bout de papier, poursuivit Jean-Jacques. Je vais vous faire faire une dictée...
    Claude Lefebvre sourit ironiquement :
    - Je ne te savais pasq graphologue, Jean-Jacques. Notre écriture va-t-elle te permettre de deviner qui a rédigé ce texte ?
    - Qui sait, fit Jean-Jacques.
    - Tu bluffes, mon vieux ! s'écria Justin Delval en haussant franchement les épaules. Il n'y a aucun rapport entre un texte dactylographié et un texte manuscrit !
    - "La dictée révélatrice", susurra Robert Lechien, roman de mystère par Jean-Jacques !
    Mais ce dernier restait impassible :
    - Etes-vous prêts ? Je commence à dicter :
    "Athènes est la capitale de l'Attique". Point à la ligne.
    "Répétée au rythme de cent fois par leçon..." Trois points de suspension, c'est tout.
    - C'est tout ? répéta Claude Lefebvre, incrédule.
    - Mais oui, je crois que ça suffira. Voulez-vous me remettre vos dictées, mes amis ?
    Jean-Jacques lut soigneusement les trois dictées. Puis il annonça avec une certaine solennité :
    - Ce que j'avais prévu s'est passé : le coupable s'est trahi ! Je connais celui de vous trois qui va nous payer une tournée !
    - Prépare ton argent, Bob, poursuivit Jean-Jacques à l'adresse de Lechien, car c'est toi qui as écrit la fable !
    - Je l'avais bien dit, les copains, s'exclama Lechien. C'est du bluff ! Il essaie de le faire "à l'influence" pour obtenir des aveux !
    - Pas du tout, rétorqua Jean-Jacques. C'est la dictée qui t'a trahi, Bob...
    - Elle parle peut-être ! se moqua Lechien.
    - Exactement ! Voyez, Monsieur Bénin : Delval et Lefebvre ont tous deux écrit "Répété" au masculin dans la phrase "Répété au rythme de cent fois par leçon". Et c'était d'ailleurs logique pour eux de l'écrire ainsi : ne connaissant pas la suite de la phrase, ils ne pouvaient savoir si "répété" se rapportait à un sujet masculin féminin ou pluriel... Dans le doute, on laisse toujours d'abord le mot au masculin, quitte à le changer par la suite... Seul Robert Lechien a écrit "répétée" au féminin. Pourquoi ? Il l'a fait inconsciemment parce qu'il savait que "répété" se rapportait à un sujet féminin, en l'occurence "cette phrase" ! Or, il ne pouvait le savoir que s'il avait lui-même écrit la fable !
    - Magnifique, Jean-Jacques ! dit Monsieur Bénin. Tu nous as prouvé que tu n'étais pas seulement un détective en chambre... mais que tu étais aussi parfaitement capable de résoudre de véritables énigmes ! Je propose, mes amis, qu'on fasse un ban en son honneur ! Quant à toi, Robert, il ne te reste plus qu'à ouvrir les bouteilles !


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