• la grande roue

    - Dis, papa, fit le petit garçon, on va sur la grande roue ?
    - Tu en as vraiment envie ? dit le papa.
    - Oh oui !
    Le papa risqua ven l'air un oeil circonspect, vers les hauteurs bleuâtres où la grande roue faisait tourner lentement sur le ciel nocturne ses nacelles multicolores et le scintillement de ses rayons illuminés.
    Qu'elle était grande, la grande roue ! A l'extrémité supérieure de sa circonférence, les nacelles suspendues devaient être au moins à la hauteur d'un troisième étage; non, peut-être même d'un quatrième.
    - Il doit être beau, le panorama de la foire quand on le voit de là-haut, dit le petit garçon.
    - Quoi ?
    La rumeur de la musique et des haut-parleurs montant soudain d'un ton, le papa assourdi se pencha :
    - Qu'est-ce que tu dis ?
    - Je dis que je voudrais bien aller voir le panorama de la foire.
    Le papa se releva avec un air de mauvaise humeur, grogna quelque chose que le petit garçon ne comprit pas.
    Le petit garçon se sentit soudain très seul et très inutile. Il y avait autour de lui la foule, les gens qui vont et viennent, les visages éblouis, les bouches qui s'ouvrent pour dire des choses que l'on n'entend pas, le mouvement et le vacarme de la foire qui ressemble à un grand éclat de rire rauque n'en finissant pas, mais parmi tant d'êtres ils ne voyait pas une figure amie.
    Personne ne faisait attention à lui.
    Il regarda son papa, debout, immobile à son côté et lui tenant distraitement la main. Le papa avait le visage levé vers la grande roue, qui s'était remise à tourner.
    Le petit garçon observait cet homme et il se disait que son papa avait bien de la chance d'être si grand, si fort, mais pourquoi le papa ne se tournait-il jamais vers son petit garçon ?
    Ce papa qu'il admirait, le petit garçon le craignait un peu aussi. Il ne s'établissait jamais entre eux un vrai contact. Le papa commandait et le petit garçon obéissait, ce qui sans doute est bien normal, mais jamais ils n'éprouvaient l'impression si douce et si forte d'être attelés ensemble à la même besogne, d'aller ensemble vers le même but.
    - Alors, dis, papa, on y va ?
    - Attends, attends.
    Le papa était intrépide et lointain. Il conduisait une grosse voiture et dans son usine il donnait des ordres à des employés. Il rentrait le soir à la maison et il venait embrasser le petit garçon dans son lit en disant :
    - Alors, bonhomme, ça va ?, puis il retournait à ses dossiers pleins de chiffres compliqués et de dessins savants. Il savait tout. Il donnait des explications sur tout. Il connaissait la raison pour laquelle l'hiver succède à l'automne et il pouvait citer par coeur la liste des mots en ou qui au pluriel prennent un X au lieu d'un S.
    Le petit garçon trouvait son papa formidable mais à côté de lui il se sentait encore plus petit et il était malheureux.
    La grande roue s'arrêta et, tandis que le haut-parleur se remettait à vociférer, des gens descendirent des nacelles, hilares, émerveillés, soulagés peut-être...
    - Je voudrais bien y aller, dit tout bas le petit garçon.
    Cette fois, le papa l'avait entendu.
    - Allez, bonhomme, viens... on y va.
    Le papa acheta des billets au guichet et ils se dirigèrent vers une nacelle. C'est le petit garçon qui montrait le chemin. Le papa, lui, marchait derrière, pas tellement pressé d'arriver, à vrai dire, pas tellement sûr d'être vraiment décidé.
    Mais il était trop tard pour reculer et, à peine étaient-ils installées, que la grande roue se remit en marche et les emporta vers le ciel.
    Elle s'arrêta un peu plus haut, pour laisser aux autres amateurs, au rez-de-chaussée, le temps de monter dans les nacelles. déjà ils dominaient les toits des manèges, des loges foraines. La musique et les cris montaient vers eux. On se serait cru dans un autre monde.
    - C'est bien, hein papa, dit le petit garçon.
    - Ah oui, dit le papa. C'est bien. C'est épatant.
    Mais il dut tousser pour s'éclaircir la voix. Il avait la gorge séche et il sentait dans sa poitrine son coeur qui soudain se nouait. Il gardait obstinément les yeux fixés sur la pointe de ses souliers.
    - Oh, papa, s'écria le petit garçon, regarde, là en bas, le manège...
    - Tout à l'heure, tout à l'heure, dit le papa. Maintenant on est reparti.
    La grande roue soudain les élevait vers les altitudes pleines de nuit et de vertige. Ils volaient par dessus les toits. Puis ils redescendaient vers le bas de la course, plongeaient dans la musique et le bruit, à la rencontre des visages de la foule immobile qui regardait tourner la grande roue, et à peine étaient-ils revenus à leur point de départ que la grande roue s'élançait à nouveau, aspirait leur nacelle à la rencontre des étoiles en une course angoissante et délicieuse.
    Délicieuse ?... Pas pour tout le monde.
    Le petit garçon n'avait pas assez de ses yeux pour jouir du spectacle et il était content, mais le papa, lui, semblait soudain bien pâle.
    - C'est magnifique, dit le petit garçon. Ce qu'on s'amuse !
    - Oui, murmura le papa d'une voix éteinte, on s'amuse bien... Tiens donne-moi la main, on sera mieux.
    Ils se prirent la main et le petit garçon sentit que la main de son papa serrait la sienne à la broyer. Il le regarda, un peu surpris.
    - Tu n'es pas bien, papa ?
    - Si, si, très bien.
    Mais le timide clin d'oeil qu'il fit à son fils montrait qu'il trichait un peu.
    Je crois que la fin de la course approche, dit-il.
    Il souffrait du vertige. Il était terriblement mal à l'aise. Il aurait donné n'importe quoi pour que cette promenade circulaire dans le ciel de la foire s'arrête enfin.
    Sa main, dans laquelle il tenait celle du petit garçon, était moite, et il serrait, serrait, de toutes ses forces, sans d'ailleurs s'en rendre compte, la main de l'enfant. Et le petit garçon tenait cette main d'homme fort et autoritaire, devenue soudain si faible et si incertaine. Il la sentait, cette main, éperdue, cramponnée, et le petit garçon était heureux, car il savait que son papa à cette heure comptait sur lui. Ce n'était plus la main indifférente et forte de tout à l'heure, qui guide, commande, explique, mais la main de quelqu'un qui à besoin qu'on l'aide et le soutienne, et le petit garçon sentait avec une joie très douce qu'il était, lui, ce secours, ce soutien.
    La grande roue ralentit sa course, freina lentement, s'arrêta enfin dans un dernier balancement. Ils descendirent, retournèrent sur le boulevard dans le public.
    - Ouf, dit le papa, j'ai eu peur !
    - C'est vrai ? dit le petit garçon. Moi pas, tu sais.
    - Je sais...
    Ils se sourirent d'un air complice.
    - On ira encore sur la grande roue, papa ?
    - Oui, on ira encore.
    Ils se perdirent dans la foule et le bruit. Ils savouraient entre eux une amitié toute neuve, et ils continuaient à se tenir par la main.


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