• la longe de cuir

     

    Son rêve éclata tout à coup en millions de paillettes d'or, et l'homme, encore empêtré dans sa couverture, entrevit la mort fondre sur lui...
    Il sombra dans le néant, emportant la vision de son cheval cabré sur les profondeurs du ciel, tirant désespérément sur sa longe en hennissant d'épouvante...
    Il s'enfonçait lentement dans le royaume de la mort étrange et angoissant, tout de silence et de ténènres... Il descendait, léger, léger, laissant derrière lui un sillage ténu : le sillage de la vie qui, par sa poitrine ouverte, fuyait son corps... Toute sa vie allait-elle l'abandonner ainsi et se répandre se diluer dans les profondeurs insondables du royaume du néant ? Pourquoi flottait-il, maintenant, au milieu de l'abîme ? Ne remontait-il pas même ? Il remontait, et l'abîme irréel se précisait. Des parois surgissaient de la nuit, se rapprochaient, se refermaient sur lui, l'enserraient, l'écrasaient... Qu'importe, puisque ces parois, il les sentait contre son corps !
    Puis les ténèbres se dissipèrent doucement...
    Alors, seulement, il sut qu'il vivait encore.
    - Jody... mon vieux Jody... tu ne verras jamais les prairies du Montana, et tout ça par ma faute ! Elles sont si belles, les prairies, là-bas... Tu les aurais aimées, Jody... L'herbe y est toujours verte, et haute, et grasse. Et si fraîche... Pauvre Jody ! Je te promets depuis trois ans de te conduire au Montana, nous nous décidons enfin, et... et...
    La voix de l'homme s'étrangla. Il brandit soudain son feutre à large bord pour chasser la multitude de grosses mouches qui tourbillonnaient au-dessus du poitrail sanglant du cheval mort...
    - Saletés de bestioles ! Vous ne souillerez pas Jody !
    Les mouches revenaient déjà à l'assaut, recouvrant de plaques grouillantes les plaies où le sang s'était coagulé... Des ombres rapides glissaient sur les rochers. L'homme leva la tête et brandit le poing, insultant les vautours qui tournoyaient dans le soleil...
    - Charognards ! Lâches ! Lâches ! Je ne vous laisserai pas toucher à Jody...
    L'homme était blême. Il s'agenouilla près du cadavre du cheval, caressant longuement le flanc brûlant sous le soleil...
    - Tu étais mon seul ami, Jody... Nous aurions été heureux, là-haut, dans le Montana... Mais c'est fini... Fini, fini... Et tout ça par la faute de cette maudite longe ! Mais pourquoi t'ai-je attaché cette nuit ? Sans la longe, tu aurais peut-être échappé au vieil Ephraïm...! (Ephraïm ou "Vieil Ephraïm", surnom que les trappeurs donnent à l'ours grizzli)  Je le retrouverai, celui-là ! Je le retrouverai et je te vengerai, Jody ! Je te le promets...
    Une fois encore, l'homme chassa les mouches et invectiva les rapaces. Puis il alla détacher de son paquetage une pelle à manche court et entreprit de creuser la fosse...
    Remontant des profondeurs du néant, l'homme avait repris connaissance quelques heures plus tôt. Il avait d'abord senti les parois de l'abîme se refermer sur lui, l'étouffer, puis les ténèbres s'étaient dissipées... Et il avait tout compris. Ces parois qui enserraient son corps n'étaient pas celles d'un abîme, mais celles d'une fosse, d'une tombe où l'avait enterré son assaillant de la nuit ! Voilà bien la manière du vieil Ephraïm !
    Mais Ephraïm, cette fois, s'était trompé. Ses poignards sauvages n'avaient que blessé l'homme, et la couche de terre, trop mince et mal répartie, laissant filtrer l'air, avait permis à la vie de s'accrocher à ce corps inerte...
    L'homme s'était redressé dans le soleil éblouissant, crachant de la terre... C'est alors qu'il avait vu le cadavre de Jody, égorgé, gisant au pied de l'arbre auquel le reliait toujours la solide longe de cuir tressé...
    Cette maudite longe qui l'avait laissé impuissant devant l'attaque du vieil Ephraïm !
    - Il a volé ta vie, Jody... Je lui prendrai la sienne ! Je te vengerai, même si je dois le traquer jusqu'à la fin de mes jours...
    Des jours et des jours s'étaient écoulés, mais l'homme, hanté par une idée fixe, ne s'accordait aucun répit. Il avait juré de tuer Ephraïm, il le tuerait ! A peine s'assoupissait-il la nuit et l'aube le retrouvait en chasse, fatigué, mais tenace et farouche...
    Des rêves le poursuivaient. Des rêves où, chevauchant Jody, il pénétrait sur de vertes prairies immenses comme des mers...
    "L'herbe du Montana, Jody... Je t'avais promis... Sans cette longe..."
    Et le rêve, toujours, tournait au cauchemar, le même cauchemar... Il dormait, enveloppé dans sa couverture tout près de son cheval attaché à l'arbre, et soudain le vieil Ephraïm se ruait sur eux ! Jody, hennissant d'épouvante, se cabrait et fouettait l'air de ses pattes, mais la longe de cuir l'empêchait de fuir... la longe !
    D'autres jours et d'autres nuits passèrent... l'homme se désaltérait aux sources et se nourrissait de baies sauvages et d'oiseaux qu'il parvenait à abattre. Puis il n'eut plus de cartouches et abandonna son fusil qui alourdissait sa marche. Qu'importe ! Il aviserait.
    Il remonta des rivières et escalada des montagnes. Il s'arrêtait parfois, épuisé, contemplant les paysages gigantesques des Rocheuses. Il se dressait alors sur une roche et, les mains en porte-voix, il hurlait un défi, que reprenaient tous les échos :
    - Tu te caches, Ephraïm ! Tu as peur de moi ! Il t'était plus facile d'assassiner Jody, hein ! Tu ne sais donc pas que, sans cette longe, il t'aurait fendu la tête ! Allez, lâche ! Sors de ton repaire. Viens m'affronter ! Viens !
    Mais le silence retombait sur les canyons et les forêts et l'homme reprenait sa route pour une lointaine vallée qu'il n'avait pas encore explorée...
    Il surprit le vieil Ephraïm au matin du vingtième jour. Le tueur était là, lourd et monstrueux, rodant au fond d'une gorge, non loin d'un ruisseau où il venait sans doute de boire.
    - Je t'ai retrouvé, Ephraïm ! Je vais te tuer...
    L'homme avait, quelques jours plus tôt, brisé la lame de son coutelas. Mais il lui restait ses mains ! Et aussi ces pierres rondes et lourdes qui jonchaient le sol...
    - Entends-tu, vieux lâche ? Je vais te tuer...
    La gorge était étroite, et il dominait l'autre de plusieurs mètres. Tout au bord de la faille d'énormes pierres ne demandaient qu'à rouler...
    - Avance, tueur de cheval ! Avance...
    L'homme, arc-bouté, ébranlait une pierre.
    - Regarde, mon vieux Jody ! Regarde bien...
    Il éclata d'un rire fou et poussa la pierre. Puis il s'assit au bord de la faille, contemplant le cadavre au crâne brisé du vieil Ephraïm.
    - Tu vois, dit-il doucement, tu n'aurais pas du égorger Jody... Mais... mais est-ce bien toi qui l'a égorgé ? Réponds-moi... Réponds-moi... est-ce toi ?
    L'homme avait mal derrière la tête et des idées étranges tourbillonnaient dans son cerveau... Jody... La tombe... Les prairies... Jody... La longe... Ephraïm... La longe... Ephraïm... Cent Ephraïm... Mille Ephraïm;;;
    Il se leva en titubant, ignorant qu'un peu de sa raison le quittait...
    - Si... si... si ce n'est pas celui-là qui a tué Jody, Jody n'est pas vengé ! Je dois trouver le vrai tueur... Et comment reconnaître le vrai tueur ? Oh ! je sais ce que je vais faire... Je vais acheter un fusil... Oui, c'est ça, un beau fusil... Et aussi un grand sac de cartouches... Tralala... tralala...
    Chantonnant et sautillant, il reprit le chemin de la forêt...
    Durant plus de dix ans, les gens de Great Falls, une petite bourgade aux sources du Missouri, dans le Montana, connurent un homme étrange qu'ils surnommèrent très vite "Longe de Cuir" ou, plus simplement "Le Fou"... Tantôt "Le Fou" restait de longues heures assis au milieu des hautes herbes fraîches de la prairie et parlait de "longe" et d'un certain "Jody", tantôt il partait dans les montagnes pour tuer des ours. Il en tua des dizaines et des dizaines. Mais il n'était pas satisfait. Il voulait tuer tous les grizzlis des Rocheuses...
    Les gens n'étaient pas loin de penser qu'il y parviendrait. Mais un jour il ne rentra pas de la chasse...


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