• la maison du garde-barrière

    Monsieur Schnupfer avait eu une vie très agitée. N'allez pas déduire de ce que je vous dis que M. Schnupfer était un aventurier, bien au contraire : vous auriez pu parcourir toute l'Alsace, de Lauterbourg à Altkirch, sans y trouver quelqu'un de plus rangé et de plus honorable.
    La vie de M. Schnupfer avait été agitée, dans un certain sens, pour la bonne raison qu'il avait été pendant près de cinquante ans contrôleur des chemins de fer, et c'est quand même un métier où l'on est pas mal agité, non? Et il en avait vu du pays, vous pensez! Il avait dix-sept ans quand il avait pris du service à la Reichsbahn et il avait bourlingué pendant vingt ans de Memel à Cologne et de Hambourg à Munich. Quand l'Alsace était redevenue française et M. Schnupfer avec elle, il avait changé de képi et s'était mis à parcourir la France dans tous les sens, du nord au midi et de l'est à l'ouest. Bien des années après, M. Schnupfer pouvait encore vous dire à quelle heure partait l'express Angoulème-Périgueux et si le rapide Dresde-Prague s'arrêtait à Pirna. Tous les chefs de gare, qu'ils s'appellent Herr Müller ou M. Durand, étaient ses amis et il connaissait le plus humble patelin du Macklembourg ou de Bretagne, à condition toutefois que le train y passât, car les villages qui n'étaient pas desservis par le rail, M. Schnupfer les considérait comme absolument dénués d'importance et totalement arriérés.
    Quand sonna l'heure de la retraite, M. Schupfer aurait pu se retirer dans un petit coin tranquille pour y planter ses choux et couler des jours calmes loin des trains et de l'agitation. Mais il ne pouvait se résigner à rester inactif et la seule idée de ne plus être un rouage indispensable, si minime fut-il, de l'organisation des chemins de fer, le rendait malade. Aussi sollicita-t-il une place de garde-barrière et la compagnie le lui accorda volontiers. Il faut bien dire que, tout au long de sa carrière, M. Schnupfer avait donné pleine et entière satisfaction à ses chefs. C'était un homme ponctuel, minutieux, et qui ne badinait pas avec le service. Pour lui, le règlement était une sorte de loi divine qui ne pouvait être discutée; quant à sa tenue de contrôleur, il en était plus fier que s'il s'était agi d'un uniforme de général de division. Je vous demande un peu, d'ailleurs, en quoi M. le contrôleur Schupfer était moins respectable qu'un directeur de banque ou qu'un officier supérieur. Et il avait gardé, outre le sens de la discipline, l'habitude allemande de dire "Monsieur le Mécanicien", ou "Monsieur le Garçon" et même, lorsqu'il parlait de l'épouse d'un de ses collègues : "Madame la Garde-Convoi".
    Dans ses fonctions de garde-barrière, M. Schnupfer s'appliquait à être le modèle des gardes-barrières. Jamais il n'y eut le moindre accident au passage à niveau confié à ses soins. La barrière était située sur une voie secondaire où il ne passait guère plus de six trains par jour, mais les usagers connaissaient Monsieur le Contrôleur, il avait gardé le titre de ses anciennes fonctions, et personne ne se fut avisé de franchir le portillon quand les barrières commençaient à s'abaisser.
    M. Schnupfer coulait là des jours heureux; il avait bien le temps, entre deux trains , de cultiver son bout de jardin et de fumer tranquillement sa longue pipe en porcelaine. Mais quand arrivait l'heure sacrée du travail, M. Schnupfer se coiffait de son képi doré et déposait sa pipe sur le coin de la cheminée: On ne fume pas en service.
    Tout alla bien jusqu'au jour de l'incendie. Sans doute est-ce une flammèche, échappée d'une cheminée de locomotive, qui mit le feu à un tas de foin qui séchait au soleil. La flammèche grandit, devint une grande flamme qui s'élança sur la provision de bois bien sec et de là sur la maisonnette qui fut entièrement détruite. On réussit à sauver le mobilier, mais M. Schunpfer se trouva sans logis.
    L'administration des chemins de fer ne fit pas reconstruire la maisonnette; mais quelques jours après le sinistre, on amena un wagon de deuxième classe, d'un modèle plutôt ancien mais encore très imposant. On descendit le wagon de ses roues et ce fut la nouvelle demeure du garde-barrière. M. Schunpfer s'en montra d'ailleurs très satisfait : le wagon lui rappelait le temps où il était encore contrôleur et comme il était très industrieux, il se mit en devoir de faire de sa maison la plus confortable des demeures de garde-barrière. Il peignit le wagon de couleurs joyeuses et mit des géraniums aux fenêtres. Et la vie reprit comme par le passé.
    Et cependant, quelque chose n'allait pas. Plusieurs fois, j'avais remarqué que M.Schunpfer avait un air soucieux. Peut-être était-il malade ? On a beau être solide comme un chêne, il nous vient avec l'âge des maux inévitables. Ce qui était évident, c'est que Monsieur le Contrôleur était souvent enrhumé, et qu'il se mouchait un peu trop souvent dans son grand mouchoir rouge.
    Ce matin-là, il pleuvait à torrents quand je passai devant la coquette maison du garde-barrière. J'eus l'idée d'entrer chez lui, pour bavarder un tantinet. Vous devinez ma surprise quand je vois M. Schunpfer, debout devant sa porte et fumant sa longue pipe sous une pluie d'enfer qui devait le percer jusqu'aux os; cela devait d'ailleurs ne pas lui plaire énormément, car il avait un air soucieux comme je ne lui en avait jamais vu. Je m'approchai de lui et, lui ayant donné un grand coup de chapeau, je m'enquis poliment de sa santé.
    - Ach, ça ne va pas, non, ça ne va pas du tout ! Avec ce temps de chien, je commence à souffrir de rhumatismes, me répondit-il.
    - Mais alors, Monsieur le Contrôleur, dis-je, pourquoi diable ne pas rester bien au chaud chez vous, à fumer votre pipe au coin du feu, au lieu de vous laisser ainsi tremper ?
    Alors je vis une indignation sans bornes se peindre sur le visage de M. Schnpfer :
    - A l'intérieur ! A l'intérieur ! Vous n'y pensez pas ! C'est un wagon de non-fumeurs...


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