• la mouette (3)

    Une année après la mort d'Eleutéria, j'étais en vacances dans le sud de la France, sur une plage que j'aime tout particulièrement. Une plage sauvage et rude mais qui possède une énergie qui est en harmonie avec la mienne. Cela m'amena à chercher d'autres plages dans la région jusqu'à en trouver une qui me plaisait. Celle-ci formait une baie naturelle ouverte vers la mer tout en étant protégée des vents grâce à des formations rocheuses très spéciales qui dépassaient du sable comme d'étranges exemples d'une leçon de géologie sur la densité des roches. Les plus tendres s'étaient érodées sous l'effet des eaux, tandis que les plus dures étaient restées dressées, semblables à d'énormes termitières aux formes capricieuses, sculptures belles et naturelles qui me rappelaient les jardins Zen du Japon.
    Ce jour-là, nous sommes arrivés, mon jeune chien et moi-même, en fin de journée. C'était la morte-saison et il n'y avait là-bas pas âme qui vive. Nous nous sommes installés bien confortablement, et avons dormi comme des loirs.
    Le soleil, ou plutôt la lueur d'un matin brumeux, m'éveilla très tôt et, comme il correspond à de bons « thermorégulateurs », je me suis dirigé vers la mer pour faire un plongeon.
    Mon chien, jouait sur la plage, suivant avec intérêt mes évolutions dans l'élément liquide. Je me suis installé avec les jambes dans l'eau et me réjouissais en admirant la beauté subtile de l'endroit. Soudain, un drôle de vacarme troubla mon attention. Une mouette avait plongée très près de moi et s'élevait dans les airs avec une proie dans le bec. Le poisson réagit rapidement et, se contorsionnant vigoureusement, parvint à se libérer de son prédateur, tombant de nouveau dans l'eau d'une hauteur d'à peu près deux mètres.
    Je me suis rendu immédiatement là où il était tombé, à la recherche de cette proie fuyante, très curieux de vérifier l'état dans lequel il se trouvait. Je me suis approché lentement. Le poisson était là. Il n'avait pas l'air d'avoir été vraiment blessé, seule la nageoire caudale présentait la marque du bec de l'oiseau. Plus lentement encore je me suis approché jusqu'à l'avoir à ma portée. L'animal se déplaçait doucement et ne paraissait ni effrayé ni blessé. J'ai pensé que je pourrais profiter de son éventuel étourdissement pour l'attraper à la main.
    Quand il s'est trouvé tout près de moi, j'ai mis la main dans l'eau lentement au-dessus de lui, le coude dirigé vers le ciel et les doigts bien ouverts en grappin. La concentration était énorme. Juste avant de le saisir, je me souviens avoir pensé Pauvre bête. Pas de chance, après s'être libérée de la mouette, voici que j'arrive et que j'en finis avec sa vie !
    Ce ne fut qu'un instant de déconcentration, mais quand ma main pénétra dans l'eau, le poisson plongea à toute vitesse et alla se cacher entre les rochers à l'insolite configuration que la marée avait partiellement recouverts. Sur le bord, mon chien qui s'était aperçu du brouhaha , suivait l'évolution de ma pêche avec le plus vif intérêt.
    Je me sentais mal à l'aise avec moi-même. Ma compassion fugitive avait fait rater la manoeuvre. J'avais pourtant pu sentir un moment la proie entre mes doigts et j'étais sûr que j'aurais réussi sans cette maudite pensée, surgie subitement de je ne sais quel recoin de mon être et qui s'était interposée entre mon objectif et moi.
    L'eau était claire, mais les reflets de la lumière du matin ne facilitaient pas mes explorations entre les rochers. Soudain, j'eus l'idée que ces pierres, de si extraordinaire formation, pouvaient bien être creuses et que le poisson pouvait s'être échappé et être tranquillement en train de m'attendre de l'autre côté. Une certitude étrange me poussa à les contourner
    Ce faisant, je le vis. Effectivement, il était là, nageant lentement un peu plus loin. Je me suis approché discrètement, bien disposé à ne pas le laisser s'échapper. Cependant, saisir un poisson de cette taille, n'allait pas être chose facile.
    Jeune homme, la cuisine japonaise m'avait séduite à tel point que je m'étais mis à lire un livre comportant de nombreuses recettes raffinées telles que le tempura, le suchi ou le sashimi. Je savais donc parfaitement qu'un bar, qui était l'espèce à laquelle ce poisson appartenait, pouvait être très glissant et cela, mort et hors de l'eau ! Imaginez ce que l'attraper dans son propre élément pouvait être et en plus, avisé comme il l'était par ma précédente tentative ! J'avais eu également l'occasion de vérifier qu'il n'était en rien étourdi. Il avait filé comme l'éclair quand j'avais essayé de l'attraper.
    Une étrange certitude me poussait cependant à poursuivre le jeu Une fois à sa hauteur, j'ai mis ma main comme la fois précédente et je l'ai introduite très lentement dans l'eau jusqu'à arriver à 30 centimètres de lui. J'avais fait cela d'en haut et par derrière dans l'espoir que cet angle d'attaque serait plus efficace et que je resterais caché à sa vision latérale. Je le regardais fixement. J'étais très détendu, tranquille et résolu, prêt à me jeter sur lui.
    Seule me gênait l'idée que ma commisération pourrait à nouveau s'immiscer dans mes actes. J'étais curieux de voir si tout ce que je m'étais dit, après la tentative ratée, à propos de l'inutilité et de l'erreur de ce sentiment appris et acquis dans l'enfance et dont intellectuellement je me croyais racheté depuis longtemps déjà. J'étais curieux de voir. Toute cette maudite compassion était-elle encore toujours camouflée au fond de moi, dans un quelconque misérable repli d'auto-compassion qui n'est rien d'autre que le pire aspect de notre importance personnelle ?
    Ou bien la transformation aurait-elle intégré mon être. Il n'y avait qu'une manière de le vérifier et je sentais que cette occasion était en or, un « centimètre-cube de chance » absolument unique à vivre. Il était de mon devoir d'être impeccable avec ce cadeau, avec la magie de ce moment unique. Au moment où ma main a attaquée l'objectif, une pensée a jailli à mon esprit comme un éclair et j'ai entendu en moi une voix implacable qui disait : « Ta vie pour la mienne ! » Et je sortais le bras de l'eau avec la proie entre mes doigts.
    Instantanément, j'ai tourné la tête vers la plage. Mon chien avait comprit ce qui se passait, un lien silencieux nous unissait, celui de l'admiration devant le pouvoir et le mystère de cet instant unique : le moment où j'avais arrêté ma vision du monde, touché par l'esprit.
    J'ai compris alors la subtilité qui unis toutes choses. Ce n'était pas une compréhension cérébrale, mais physique. Il n'y avait ni bon ni mauvais, seule l'attitude juste de suivre notre destin de manière impeccable.
    J'ai chassé ce bar à main nue, avec l'aide d'une mouette. Une prouesse inimaginable si je m'arrête à considérer rationnellement la situation. Les possibilités de rencontrer de telles circonstances sont, comme vous pouvez l'imaginer, infimes, infinitésimales, pratiquement nulles.
    Cet animal avait une raison d'être, pour autant que j'eusse le pouvoir de le convoquer. Ma pitié pour lui, ma vision morale, bonne ou mauvaise , mon sentimentalisme, n'étaient rien d'autre qu'une manière de me protéger de la loi de la vie avec le point de vue d'un jardinier de ville. Une telle sensiblerie, une telle miséricorde apprise dans l'enfance, une telle conduite, s'était inscrite profondément dans mon psychisme malgré le siège auquel l'avait soumis mon esprit et ma raison.
    L'arrogance de ma situation s'est diluée dans ces eaux où, tel un baptême Neptulien, j'ai compris qu'il y avait quelque chose au-delà de la compassion : une nouvelle manière de voir le monde m'était apparue. Avant, il y avait la manière bonne ou mauvaise de faire les choses. A ce moment j'ai compris, je savais avec certitude qu'il y avait une autre manière de faire : agir comme un guerrier.
    Pour célébrer cela, j'ai décidé d'être à la hauteur des événements et de ne manger ce jour là que ce que je prendrais de mes propres mains : berniques, moules, algues et même un autre petit poisson sont venus assaisonner une délicieuse soupe à laquelle je me suis permis, avec beaucoup d'indulgence, d'ajouter une tasse de riz. Une salade de houblon, d'asperges sylvestres et d'oseille vint compléter ce repas.
    Le soir, j'ai fait honneur à « ma chasse avec la mouette » et dîné de ce bar grillé, accompagné de quelques gouttes de citron et de sauce soja. Ce fut là sans doute la plus inestimable « chair de pouvoir » que j'ai jamais consommé.


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