• la vengeance de l'idole

    Depuis la veille, le "Queen Anne" voguait dans les eaux du Bengale. Il faisait une chaleur épouvantable, une de ces chaleurs épaisses, moites et lourdes qui, dans l'Océan Indien, préludent généralement aux typhons.
    Assis à côté du hamac où râlait Gehnu, le quartier-maître Asquith, les yeux mi-clos, le front ruisselant de sueur, écoutait le halètement forcené des machines. Mais sa pensée, bien loin de partager l'immobilité de son corps, vagabondait au loin... Il savait que Gehnu, ce cipaye hindou qui s'était embarqué à bord du dreadnought avec un ordre de mission, n'arriverait pas vivant à Jagamath. Une fièvre mortelle le terrassait. Déjà, il ne sortait plus de son délire intermittent que pour sombrer dans une prostration qui avait toutes les apparences de la mort.
    Et, patiemment, Asquith attendait les prochaines divagations de Gehnu, ces propos incohérents où il ne serait question, une fois de plus, que du temple secret de la forêt dans les murailles duquel se cachaient tant de trésors fabuleux.
    Des phrases entières, issues de ce délire, s'étaient déjà incrustées dans l'esprit du quartier-maître, des phrases qui le faisaient rêver : "Une statue d'or massif à six bras, le front étincelant piqué d'un rubis gros comme un oeuf et qui branle dans son orbite; des yeux d'émeraude..."
    Soudain le corps brun et maigre du cipaye fut traversé d'un violent soubresaut. Gehnu entrouvrit ses yeux luisants.
    - A boire !... A boire ! murmura-t-il.
    Asquith alla chercher un peu d'eau et en humecta les lèvres craquelées du mourant.
    Puis il se rassit, le regard rivé au visage émacié qui lui faisait face, anxieux, ravagé par une convoitise aussi ardente que l'était la fièvre dont brûlait le corps de Gehnu.
    Le cipaye mourut le lendemain. comme il était chrétien, l'aumômier du bord célébra un service religieux à la suite duquel le corps fut immergé devant un détachement de fusiliers-marins qui rendaient les honneurs.
    Quelques jours plus tard, le "Queen Anne" jetait l'ancre au large de Jagamath.
    Asquith savait tous les dangers auxquels il s'exposait en désertant son unité. Mais il en avait pris son parti. A vrai dire les révélations de Gehnu lui avaient enlevé toute maîtrise de soi. Ces trésors inestimables, cette statue d'or massif, ce rubis gros comme un oeuf, il y pensait sans cesse... Et l'idée qu'il n'y avait, pour défendre ces fabuleuses richesses, que quelques prêtres inoffensifs, l'emplissait d'une exaltation dangereuse.
    La fortune dont il rêvait depuis tant d'années, se trouvait à portée de sa main !... Allait-il se montrer assez fou pour ne pas la saisir ?
    Il s'enfonça dans la forêt...
    Dix fois, il s'égara; dix fois, il dut revenir sur ses pas et reprendre la piste, patiemment. Une force surhumaine le tenait, qui lui faisait oublier la peur et les mille dangers dont, au sein de cette jungle épaisse, le voyageur est menacé à chaque pas.
    Après trois jours de marche, exténué, délirant, il entrevit dans une clairière proche, la masse sombre du temple de Vishnou.
    Il se laissa tomber sur le sol en pleurant de joie.
    Gehnu n'avait pas menti...
    La statue était là, hiératique et sereine, ruisselante de lumière dorée, étincelante de mille feux de couleurs. Aussi profonde, aussi lumineux que l'eau d'un ruisseau de montagne, ses yeux d'émeraude semblaient sonder l'âme des mortels assez téméraires pour la contempler.
    Immobile derrière une colonne, le coeur battant, Asquith durant quelques secondes, s'impreignit de ce spectacle inoubliable.
    Trois brahmanes en longues robes étaient prosternés devant l'idole. Ils ne s'étaient pas avisés de la présence de l'intrus. L'Anglais serrait dans sa main, la crosse d'un revolver. Un instant, la tentation l'avait effleuré d'abattre les prêtres sans autre forme de procès, puis de se précipiter vers l'idole. Mais la prudence l'en avait retenu. Ces coups de feu auraient pu alerter les autres occupants du temple et il ne se souciait pas d'avoir trop d'adversaires sur les bras !
    Il se félicita de sa patience... Au bout de quelques minutes deux des brahmanes se relevèrent et s'éloignèrent. Asqhith jeta un coup d'oeil autour de lui; il aperçut non loin de la colonne derrière laquelle il se disimulait une petite défense d'éléphant admirablement scuptée. Il s'en empara, et, sans bruit, s'approcha du dernier prêtre toujours prosterné. La sueur lui coulait en rigoles sur le visage. Il entendait très distinctement battre son coeur. Silencieusement, il leva son arme et la laissa retomber avec force sur la tête du malheureux brahmane. L'homme s'effondra sans un cri.*
    Le coeur étreint par l'angoisse, Asquith écouta le silence terrifiant. Il embrassa des yeux l'étendue du sanctuaire. Personne !... Il courut vers la statue de Vishnou, en gravit le piédestal et, fébrilement tendit les mains vers le rubis. Mais la pierre, bien que branlante, lui résista. Insensible à la douleur l'Anglais continua durant plusieurs minutes de se casser les ongles et de se déchirer les doigts au front lumineux de l'idole. La convoitise le rendait fou. Soudain, il sentit que le rubis cédait. Il tira davantage. C'est alors que le drame se produisit...
    Avec une omplacable majesté, les six bras d'or de Vishnou se refermèrent sur lui. D'abord stupéfait, puis épouvanté, Asquith tenta de se dégager. En vain ! Il voulut hurler de terreur mais son cri lui resta dans la gorge. Paralysé par le prodige diabolique, son cerveau refusait de comprendre ce qui se passait. Comment, d'ailleurs, Asquith eut-il pu se douter qu'il venait de signer lui-même son arrêt de mort en déclenchant un mécanisme dissimulé dans le corps de la statue !...
    De puissants et désordonnés, les efforts qu'il faisait pour se dégager de cette étreinte abominable devinrent frénétiques. Puis, épuisé, les muscles rompus, il demeura un instant immobile comme un tigre pris dans les anneaux monstrueux d'un python. Un épais voile rouge flottant devant ses yeux. Mais l'étreinte se resserrait inexorablement... Au comble de l'épouvante, Asquith poussa un cri de bête blessée. Il venait de sentir ses os craquer. Lorsqu'il souleva ses paupières brûlantes, il lui sembla voir flotter sur le visage doré de Vishnou un sourire cruel.
    Ce fut l'ultime éclair de sa conscience, il s'arc-bouta une dernière fois pour se soustraire à la pression des bras monstrueux, puis la seconde d'après il s'affaissa  dans les bras de Vishnou comme un pantin désarticulé.
    L'idole s'était vengée.


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