• la voiture à bretelles

    M. Barbillon descendit de sa voiture sans se presser, bien qu'il fût en retard, et s'approcha à pas menus de la file qui l'attendait sur le trottoir.
    C'était un petit homme court et obèse, le genre pomme sur un cure-dents. Il avait l'air de s'ennuyer et s'ennuyait vraiment, car il trouvait ridicule qu'on le dérangeât, lui, Ingénieur des mines, pour faire passer le permis de conduire. "On se demande un peu, mais c'est comme ça que ça se passe toujours : là où il faut un coiffeur, on prend un cuisinier, et là où il faut un cuisinier, un coiffeur, et après on s'étonne qu'il y a des cheveux dans la soupe".
    Telles étaient ses secrètes pensées : orgueil blessé, sentiment d'une injustice...
    Et aussi, il faut bien le noter, secrète satisfaction parce que tout le monde avait les yeux fixés sur lui, s'interrogeait sur son humeur, sur ses froncements de sourcils...
    C'était l'habituelle foule des veilles de vacances. Il recala deux candidats. L'un, un vieux bonhomme de soixante et onze ans, se présentait pour la troisième fois et ratait son demi-tour avec la même obstination. Il repartit, les moustaches trempées de larmes, soutenu par un de ses fils qui lui parlait à l'oreille. Evidemment, si M. Barbillon n'avait écouté que son coeur, il aurait accordé son permis de conduire à ce pauvre type. Mais un examinateur au permis doit-il écouter son coeur ?
    Le candidat suivant était un grand maigre, les cinquante ans, des lorgnons d'archiviste. Il grelottait et se tortillait au pied d'une vieille 4 CV abominablement rangée à un mètre cinquante du trottoir.
    "Professeur de latin ? Conservateur des hypothèques ?" murmura pour lui-même Barbillon qui, pour se désennuyer, jouait à deviner le métier du candidat.
    L'homme s'appelait Corneillon et était représentant de commerce.
    Il frotta énergiquement ses lorgnbons avec un mouchoir vert, confondit l'interdiction de stationner avec celle de doubler, se reprit, bredouilla... Il suait à grosses gouttes.
    - Bon, bon, dit l'inspecteur. Enfin, bon, c'est une façon de parler, car je ne vous cacherai pas que jusqu'à présent cet examen n'est pas... Oui, à présent, mettez en route et prenez la petite rue à gauche...
    Son regard se posa sur le tableau de bord.
    - Tiens... A quoi servent tous ces boutons et ces cadrans ? Je n'ai jamais vu de 4 CV qui...
    L'homme rougit jusqu'aux cheveux et s'agita frénétiquement sur son siège.
    - Oh ! ce serait trop long à vous expliquer. Cette voiture appartient aussi... à mon frère. Il est... comment dire... bricoleur... Il a ajouté quelques...
    - D'accord, d'abord, coupa l'inspecteur, ne vous troublez donc pas comme ça. A quoi ça sert ? Je ne vous veux pas de mal. Je suis là pour examiner si vous savez conduire, c'est tout. Il me suffit de constater que vous n'êtes pas un  chauffard.
    Il soupira et songea avec tristesse que sa vie, tranquille en apparence, était menacée par une foule de dangers que sa femme, par exemple, n'avait jamais pris au sérieux : car enfin imaginez le cas d'un candidat malheureux et neurasthénique qui aurait décidé de se précipiter avec lui contre un mur ?
    L'auto eut un brusque soubresaut et piqua en avant.
    - Oh ! excusez-moi pour la secousse, fit le bonhomme, je vous donne ma parole que je conduis beaucoup mieux d'habitude, je suis... comment dire... un peu... ému...
    - Nous verrons bien, fit sèchement l'inspecteur. Pour le moment, n'oubliez pas que, après la première vitesse, il existe malgré tout la seconde et roulez plutôt à droite qu'à gauche...
    Les manoeuvres qui suivirent furent nettement meilleures. le candidat n'oublia pas de signaler ses changements de direction, se risqua jusqu'à passer en troisième sans grincements et même freina avec assez de maîtrise.
    - Eh bien ! Eh bien ! c'est très acceptable, fit M. Barbillon, radouci. Et maintenant arrêtez-vous près du troisième réverbère et faites-moi un demi-tour.
    Aussitôt une agitation fébrile s'empara à nouveau du bonhomme.
    - Je ne connais rien de plus... absurde... que ce genre de manoeuvre, bredouilla-t-il. De plus, elles sont... comment dire... irréalisables... En tout cas, la plupart du temps. Non, non, monsieur l'inspecteur, ce n'est pa à vous que j'en veux... Du reste, ce demi-tour, vous me demandez de le faire dans une rue presque déserte. Mais, quand j'aurai mon permis, à supposer que je l'aie... Et compte tenu de l'augmentation du nombre d'automobiles... Même en n'oubliant pas la pénurie d'essence... Franchement, est-ce que je disposerai d'autant de place pour ces marches arrière et ces marches avant successives ? Soyez franc. Est-ce que je n'aboutirai pas à u immense embouteillage ? N'avez-vous pas rêvé d'une auto qui, en cas de besoin, se replierait comme un accordéon et qu'on pourrait charger sur son don comme lui, avec des bretelles ?
    - Mais que signifie tout ce bavardage ? s'écria l'inspecteur, hésitant entre l'envie de rire et celle de se fâcher. Vous passez un examen qui a ses règles. Je vous demande de faire un demi-tour, c'est tout. Faites-le ou dites-moi que vous ne savez pas le faire. Je n'ai pas de temps à perdre.
    - Oh ! bien sûr, fit l'homme d'un ton brusquement résolu. Qui d'ailleurs, à l'heure actuelle, a du temps à perdre ? C'est ce que j'étais en train de vous dire. C'est donc un demi-tour que vous souhaitez ! Eh bien ! vous l'aurez voulu.
    Alors il arriva quelque chose d'absolument imprévisible. Au lieu de débrayer et de démarrer en première, le bonhomme appuya sur un des boutons qui avaient un instant intrigué M. Barbillon.
    Un tremblement convulsif secoua la carrosserie, en même temps que retesait un sifflement aigu, semblable à celui d'une cocotte minute dont le contenu parvient à l'ébullition. Corneillon titra alors une manette, et une espèce de tige surmontée d'une hélice à palettes horizontales surgit de la malle avant. Dans une pétarade de motocyclette qui prend le départ, la voiture s'éleva brusquement de vingt-cinq mètres, et l'inspecteur se trouva soudain à la hauteur du sixième étage d'un  immeuble tout neuf, celui du "Crédit des petits épargnants réunis". Il ne l'avait encore jamais regardé sous cet éclairage. Il distingua nettement le détail qui devait lui revenir par la suite : une hirondelle qui apportait la becquée à ses petits. Abasourdi, pantelant, il eut un geste en direction du frein à main, puis réfléchit que son intervention risquait d'être non seulement inutile, mais désastreuse et lança un regard haineux au candidat, en lui indiquant le sol d'un doigt impératif.
    - Ne vous impatientez pas... Ne vous inquiétez pas, continuait l'autre d'une voix suave. C'est bien un demi-tour que vous m'avez demandé ? Eh bien ! il est en cours. J'ai seulement pris un peu de hauteur. Veuillez noter que cette manoeuvre, si elle n'est pas classique au sens exact du mot, est parfaitement conforme aux exigences du code de la route... L'avantage du dispositif dont je suis l'inventeur et que j'ai l'honneur de vous présenter, c'est justement de gêner le moins possible la circulation...
    Il tira sur un levier et l'automobile, comme si elle avait été brusquement saisie par un  puissant remous, se mit à tourner vertigineusement sur elle-même.
    - Arrêtez... Je vous en donne l'ordre... Arrêtez immédiatement, hioqueta l'inspecteur qui, même dans son plus jeune âge, n'avait jamais pu faire des rondes, car cela lui donnait immédiatement le vertige.
    - Mais non... Ce n'est pas une fausse manoeuvre... C'est seulement pour vous montrer que le mouvement de rotation peut s'effectuer très rapidement en cas de besoin... Tenez, j'appuie sur ce bouton... La giration est à présent réduite à trois tours-minute. Lorsque je me trouve dans la position souhaitée, je n'ai qu'à appuyer sur ce bouton, comme je fais en ce moment même. Et, maintenant, il ne nous reste plus qu'à redescendre... Tenez-vous bien à cette poignée, car, malgré mes précautions, l'atterrissage ne va pas parfois sans quelques secousses.
    - La plaisanterie a assez duré, hurla l'inspecteur. Je vous donne l'ordre de vous poser immédiatement.
    - Minute, dit froidement Corneillon. En bas, c'est peut-être vous qui commandez. Mais, ici, c'est moi. Commencez par vous calmer. S'il s'agit de votre peau, je puis vous rassurer. Dans la mesure où je tiens à la mienne, et j'y tiens, la vôtre n'est pas en danger. Mais vous comprenez que je profite de l'occasion qui, vous ne semblez même pas en douter, n'a pas été obtenue si facilement. Car, enfin, j'ai mon permis, et vous n'imaginez pas ce qu'il faut faire : démarches, pots de vin, et j'en passe, pour qu'on accepte de vous inscrire de nouveau. Pour vous, ces quelques minutes, c'est un examen et, en ce moment, une mauvaise surprise. Pour moi, c'est un banc d'essai, c'est la chance de ma vie. J'ai besoin de publicité, il faut que ce soir tout le monde parle de moi, de mon appareil. Comme tout inventeur, j'ai besoin de capitaux. Après réflexion, j'ai choisi la tribune du permis de conduire pour faire connaître ce perfectionnement qui, je n'hésite pas à l'affirmer, va résoudre de façon décisive le problème de la circulation.
    - Descendez, gronda Barbillon.
    - Nous allons redescendre un peu, mais il n'est pas question de se poser. Regardez en bas. Il n'y a encore que six à huit personnes sur la place. Il faut que toute la ville soit là et même que la banlieue ait le teps d'arriver. Ce qui me permettra de vous présenter quelques autres avantages de mon dispositif. Vous allez voir à présent de quelle manière il permet de résoudre le problème délicat, vous en conviendrez, de la marche arrière le long d'un trottoir qui tourne. Manoeuvre parfaitement stupide : si vous savez le faire, cela ne prouve nullement que vous savez conduire, et pourtant elle est exigée au permis... Eh bien ! avec le système de ce cadran et de ce compas, vous la réussirez à un demi-centimètre près.
    - Descendez, articula encore une fois Barbillon.
    Impossible de vous dire ce qui arriva par la suite : l'histoire s'arrête là. Comme on l'aura deviné, c'est celle que je me racontais le jour du permis pour essayer de me faire rire, ce qui avait permis un minimum de détente. L'inspecteur, le vrai, en m'appelant par mon nom, brisa net mon inspiration. Je ne l'ai jamais retrouvée.
    Quoi qu'il en soit, voilà ce que je sais de cette histoire. Vous me direz l'usage que vous en aurez fait.


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