• le bordel

    Décidément, le bordel était bien différent de ce qu'il avait imaginé. Il ne comprenait pas l'utilité par exemple de passer trois heures à remplir ces putains de papiers. La visite médicale à la rigueur il admettait son bien-fondé, malgré qu'il ne vit pas en quoi une radiographie des poumons et une longue et fastidieuse prise de ses mensurations complètes pouvaient avoir de l'importance quand il s'agissait de tirer un simple coup. Mais ce qu'il ne voulait surtout pas, c'était montrer son étonnement. Il se trouvait déjà suffisamment mal à l'aise pour la simple raison que c'était la première fois, si en plus il se montrait ridicule, il n'aurait plus jamais osé se montrer devant une glace. Mais il ne décolérait pas, en songeant à tout le baratin qu'il avait lu dans les livres et qu'il avait pris comme vérité toute pure.
    En fait d'éclairage tamisé, il n'y avait que des néons qui donnaient à la peau un teint de mercure, il n'y avait pas l'ombre d'une tenture pour recouvrir les hauts murs peints en vert fadasse, quant au mobilier, il n'avait rien d'exotique; de grossières tables en formica fixées sur un sol dont les dalles auraient été plus à leur place dans un couloir d'hôpital. Et ces putains de papiers! Qu'est-ce que ça pouvait leur foutre de savoir ses antécédents familiaux ? Et la liste de toutes les entreprises où il avait travaillé ! Et en quoi ça pouvait leur être utile de lui demander si c'était la figure A, B ou C qui venait logiquement se placer après les trois figures ci-dessous, et à quoi ressemblaient telle tâche ou tel dessin ! Trois heures, qu'il avait passées à répondre à ces questions idiotes !
    Bien sûr, il pouvait se dire pour se consoler qu'il avait eu un repas à l'oeil, payé par le bordel, mais d'ailleurs, ça avait été dégueulasse, surtout dans cette grande cantine triste où il avait eu du mal à reconnaître quelques tables plus loin, ses copains de bordée qui la veille étaient si joyeux et si rigolards lorsqu'ils parlaient d'aller faire une virée au boxon. l'après-midi, il avait enfin vu une femme et il avait même cru être en présence de la tenancière du bordel, du moins si, par référence à ses lectures, il en jugeait par la largeur de sa taille, l'épaisseur de sa moustache et la rudesse de sa voix. Mais une fois de plus, il s'était trompé. La femme d'un ton sans réplique; l'avait installé derrière un bureau et lui avait expliqué comment il devait classer en trois corbeilles la montagne de papiers verts, roses et jaunes qu'il avait devant lui. Il y avait passé tout l'après-midi, jusqu'au repas du soir, dans cette même cantine, et quand l'heure d'aller se coucher était enfin arrivée et qu'il s'attendait à voir finalement les putes, il s'était retrouvé dans une petite chambre horrible qui ressemblait plus à une cellule, seul, et tellement fatigué que la possibilité de dormir lui apparaissait comme un moindre mal. Et le lendemain, le classement des papiers avait recommercé, entrecoupé par les repas à la cantine et couronné par le sommeil sans rêve dans la petite chambre. De même, le surlendemain et les jours suivants. Patiemment, il attendait, ne pouvant s'empêcher de jeter à la dérobade des coups d'oeil dans les couloirs qu'il croisait dans l'espoir d'y voir enfin une pute dont le déshabillé coloré serait furtivement apparu.
    Les jours s'écoulaient, il ne les comptait plus. Chaque matin, il se trouvait devant la même montagne de papiers à classer et il ne voyait toujours pas l'ombre d'une putain. Un jour, pour brusquer les choses, il avait failli poser sa main sur les fesses desséchées d'une serveuse acariâtre à la cantine mais il n'avait pas osé. Depuis, il vivait en compagnie de cette idée, qui dans sa tête avait pris autant d'importance que d'apercevoir une pute. Depuis belle lurette il ne reconnaissait plus les copains avec qui il était venu au bordel un soir de cuite.
    Un jour, la femme qui était avec lui dans le bureau lui dit de sa même voix rauque :
    - Bonne année, bonne santé.
    C'était tellemlent inhabituel qu'il eut aussitôt l'envie de lui mettre la main aux fesses. Il vécut donc avec trois idées toutes aussi fortes et préoccupantes les unes que les autres. Mais peut-être la dernière devenait-elle de plus en plus puissante car de temps en temps, à intervalles réguliers, la femme de son bureau lui disait :
    - Bonne année, bonne santé.
    Et ce moment était si intense, précisait tellement la troisième idée dans sa tête qu'il en arrivait à oublier les putes et la serveuse sèche. Il ne vivait que dans l'attente de ces moments privilégiés et il les comptait scrupuleusement.
    Un jour, alors qu'il attendait la trente-quatrième fois, la grosse femme ne vint pas au bureau. C'était un événement tellement fort qu'il crut en tomber malade. Elle fut remplacée par une autre femme tout aussi laide, mais plus grande. Ce furent pour lui des jours d'une angoisse atroce car il ne lui restait plus que deux idées. Cette angoisse atteignit sont paroxysme le jour où la vieille serveuse disparut à son tour pour laisser la place à une plus jeune. Heureusement dans le même moment, sa nouvelle compagne de bureau lui dit :
    - Joyeux Noël et Bonne année.
    Un matin, peu après qu'il se soit entendu dire cette nouvelle formule pour la seizième fois, il n'eut pas la force de se rendre à son bureau. Il en fut très contrarié car pendant qu'il était dans son lit, une pute pouvait passer dans le couloir sans qu'il la vît et la montagne de papiers ne serait pas classée. Un médecin vint le voir, qui n'était pas celui qui l'avait accueilli au bordel et il l'examina. Il oublia finalement sa contrariété car ce fut une journée fertile en satisfactions. Premièrement, lorsqu'on amena le cercueil, il comprit enfdin pourquoi on prenait ses mensurations précises lorsque l'on entrait dans un bordel, deuxièmement il mit la main aux fesses du docteur et troisièmement il mourut en éjaculant.


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