• le bouton de Marie-Noëlle

    On a usé jusqu'à la corde le cliché du battement d'ailes de papillon qui provoque une catastrophe aux antipodes. Le microscopique événement qui entraîne un crescendo de conséquences jusqu'à une guerre mondiale ou pire a été maintes fois exploité en littérature et nul n'oserait encore tirer cette ficelle mais il est indéniable que le petit bouton sur le nez de Marie-Noëlle Asker changea la vie de Karim Moufaya. Et ce, par le plus banal des incidents, celui qui survient tous les jours, à tel point que c'est parfois son absence qui étonne : un embouteillage.
    Ce matin-là, Karim avait rendez-vous avec M. Baronnet, DRH de Locum Expert, une société spécialisée dans les interventions techniques d'urgence sur les plates-formes pétrolières, un poste exactement à sa mesure, qu'il convoitait depuis un an. Tout ce qu'il aimait faire, de la technique de pointe, de l'inattendu, des maths, des chantiers dans le monde entier, un salaire inespéré, on le lui proposait à lui, parmi dix candidats de mérite équivalent, c'était acquis, l'entretien avec le DRH n'était qu'une formalité, le chef de service avait donné son accord. La chance de sa vie. Si Marie-Noëlle n'avait pas eu un bouton sur le nez.
    - T'as un bouton sur le nez, lui avait dit son mari en se grattant les cheveux devant sa tasse de café.
    - Je sais. C'est tout ce que t'as d'agréable à me dire en te levant ? avait grommelé Marie-Noëlle.
    Son mari se gratta les cheveux avec une énergie redoublée.
    - C'est pas un reproche, c'est un fait.
    - Eh bien, des faits, tu pourrais m'en dire des plus délicats. Et arrête de te gratter les cheveux au-dessus de ta tasse, tu fais tomber des pellicules dedans.
    - Un, c'est faux. Deux, c'est ma tasse à moi, c'est moi qui la bois. Trois, tu sais bien que j'ai des démangeaisons du cuir chevelu en me levant. Et si tu disais à ta fille de libérer la salle de bains, ça m'éviterait peut-être d'être en retard comme tous les matins.
    - Géraldine ! Sors de cette salle de bains !
    Quand elle put enfin accéder au miroir, Marie-Noëlle contempla avec accablement le petit bouton qui avait fleuri très exactement au bout de son nez à l'emplacement central, comme s'il avait été délibérément posé là. En plus des dégâts esthétiques, ça frôlait le ridicule. Marie-Noëlle tenta de le maquiller sous une touche de fond de teint dont une boîte était toujours ouverte devant la fenêtre, et y parvint plutôt pas mal, ce détail a son importance. Donc, toute la famille partit en retard comme d'habitude, Géraldine à son lycée en rollers, papa en RER et maman dans sa petite voiture.
    Sur le périphérique parisien, le trafic était très dense comme tous les matins, ça roulait au ralenti, et Marie-Noëlle songeait avec amertume qu'elle n'aurait pas le temps de boire un café avec sa copine Sandrine en arrivant au bureau. C'est en pensant à Sandrine qu'elle gratta inconsciemment la petite démangeaison qui lui chatouillait le bout du nez. "Meeerde! se dit-elle en regrettant aussitôt son geste, le fond de teint !". Le maquillage effacé par son doigt étourdi, le bouton avait dû réapparaître dans toute sa disgrâce. Et elle ne put s'empêcher d'abaisser le miroir de courtoisie derrière le pare-soleil pour constater les dégâts, juste un petit coup d'oeil furtif. La seconde d'inattention l'empêcha de voir que l'automobiliste qui la précédait venait de freiner brutalement. A cette faible vitesse, le choc fut modéré, il n'y eut pas beaucoup de casse, mais le pare-chocs de Marie-Noëlle fut suffisamment tordu pour empêcher la roue avant droite de rouler et la conductrice d'évacuer le périphérique pour remplir le constat. Elle dut appeler la dépanneuse, bloquant ainsi la voie de droite et déclenchant d'abord un ralentissement, puis un embouteillage, aggravé par le fait que la sortie précédente était fermée pour cause de travaux. Paris est ainsi fait qu'à certaines heures, une simple voie neutralisée sur le périphérique peut paralyser la circulation sur plus d'un tiers du périmètre, rallongeant les trajets d'une heure, voire deux dans les mauvais jours.
    - Monsieur Moufaya, dans le poste que vous briguez, la ponctualité n'est pas une qualité, c'est un impératif incontournable. Une technologie de précision à plus de 10 000 euros l'heure ne tolère pas un retard de 5 minutes. Je suis désolé, mais arriver à cet entretien trois quarts d'heure après l'heure convenue est rédhibitoire pour votre embauche. Je ne vous retiens pas.
    Karim eut beau expliquer l'embouteillage monstre sur tout l'est parisien, et qu'il était parti avec une heure d'avance, et qu'il s'était retrouvé bloqué sans rien pouvoir faire, le DRH lui répondit sèchement que précisément une des exigences du poste à pourvoir était la capacité à anticiper les incidents et que s'il avait accordé à son rendez-vous l'importance appropriée, il serait parti avec deux heures d'avance ou serait venu en vélo.
    Ecoeuré, Karim retrouva son ancien et fastidieux travail dans lequel il fégéta de nombreuses années et n'approcha jamais la carrière qu'il convoitait tant. Mais il ne fut pas le seul à souffrir du bouton de Marie-Noëlle.
    Ce matin-là, 1554 voitures se trouvèrent bloquées ou ralenties à des degrés divers à cause de l'embouteillage. Pour 955 de leurs occupants, le retard occasionné n'eut pas de conséquence fâcheuse autre que la coutumière lamentation en arrivant à leur destination : "C'était encore le bocson sur le périph ce matin !".
    Mais 241 en subirent des désagréments à leur travail à cause du retard accumulé, réflexion blessante, voire pénalité, 57 ratèrent un rendez-vous important, professionnel comme Karim, mais aussi médical, immobilier, juridique, amoureux, 12 ratèrent leur train et 7 ratèrent leur avion.
    Parmi ces derniers, un certain Vanderbeumen, président-directeur général de Locum Expert.
    Fou de rage devant le tableau annonçant l'expiration du délai d'embarquement, il était prêt à balancer son téléphone par terre, lorsqu'enfin, le DRH de sa société consentit à décrocher.
    - Où étiez-vous, Baronnet ? Ca fait une heure que j'essaie de vous joindre !
    - J'étais là, M. le président, je...
    - Ecoutez, j'ai raté mon avion à cause d'un foutu embouteillage sur le périph, et donc le deal avec Vega Industries tombe à l'eau. C'est la cata. Notre seule issue est de relancer le chantier de Bruges aujourd'hui même. Il faut envoyer un contrôleur électronicien dès lundi, c'est la condition sine qua non.
    - Mais nous n'en avons pas de disponible, M. le pré...
    - Qu'est-ce que vous me racontez ? Vous deviez pas en embaucher un ? C'était quasiment fait, à ce qu'on m'avait dit !
    - Si! Bien sûr ! Je m'en occupe tout de suite, M. le président.
    Karim montait dans sa voiture désespéré, avec un poids atroce sur l'estomac, le coeur plus gonflé qu'un canot de rafting, les larmes au bord des yeux, lorsque son portable sonna.
    - Monsieur Moufaya ? Ici Baronnet. Ecoutez, j'ai réfléchi. Je reconsidère ma décision : un embouteillage inopportun peut arriver à tout le monde. Disons que ça vous sevira de leçon. Je suis disposé à vous recevoir à nouveau immédiatement, et à réexaminer votre candidature, je vous attends dans mon bureau.
    C'est ainsi que Karim débuta le lundi suivant un travail dans lequel ses talents professionnels purent s'épanouir pleinement, rendant erronée la phrase imprimée quelques lignes ci-dessus. Et donc en ce qui concerne Karim, les effets s'annulant réciproquement, on peut en déduire que le bouton de Marie-Noëlle n'eut aucune influence sur rien du tout, sauf sur sa propriétaire.
    Car il n'en guérit pas pour autant : le lendemain, il avait doublé de volume, il dégénéra en furoncle et valut à sa victime une semaine d'arrêt de travail. Tout ça parce qu'un connard de papillon avait déposé un staphylocoque accroché à ses pattes, en se posant sur la boîte de fond de teint ouverte.


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