• le braquage

    La chocolaterie se situait en plein milieu de la rue principale, face à la place du marché. C'était une bonne situation. La vitrine était large et aguichante : on pouvait y admirer des moulages de toutes formes et de toutes couleurs ainsi que des plaques entières de bonbons fourrés montés en pyramide. Il s'y dressait même, en plein milieu, une fontaine à chocolat, devant laquelle nombre de passants s'arrêtaient, hypnotisés par l'incessant coulis.
    Les propriétaires s'appelaient Sylvie et Emmanuel Mandel. Ils travaillaient beaucoup et bénéficiaient d'une réputation excellente et méritée. On venait de loin pour se fournir chez eux, car on était certaibn d'y apprécier tout autant la qualité que la diversité.
    Sylvie Mandel, ronde et joviale, n'hésitait jamais à faire goûter quelques échantillons aux bons clients comme à ceux de passage. Elle en péchait un parmi les choix innombrables et annonçait tout haut sa composition, comme un valet déclame le menu royal :
    - Crème d'abricot au thé vert et fine couche de noir brésilien.
    Elle attendait de percevoir les roucoulements du bienheureux avant d'en offrir un second.
    - Feuilleté praline et pistache et chocolat au lait anisé.
    Il était rare d'entrer chez les Mandel sans se faire régaler.
    Emmanuel, lui, était grand et maigre, et, depuis le laboratoire, on l'entendait chanter de sa voix de baryton, fausse mais enthousiaste. Il déboulait régulièrement dans e magasin et lâchait :
    - Ne vous laissez pas amadouer par ma femme ! C'est un démon tentateur !
    A cela, Sylvie Mandel répondait :
    - Je n'ai encore jamais reçu de plainte !
    Le défilé des clients durait toute la journée, tout au long de l'année. L'entreprise marchait de manière inespérée et quand ils tiraient le rideau de fer, les chocolatiers poussaient des soupirs de satisfaction. La marchandise s'écoulait à bon rythme et la caisse-enregistreuse se remplissait d'autant.
    Ce succès était connu et il arrivait parfois qu'il attise quelque convoitise. Ce fut le cas un soir d'avril, et comme lors des attaques précédentes, cela se produisit au moment de la fermeture. Ce soir-là, deux hommes passablement remontés pénétrèrent de force dans la chocolaterie. L'un d'eux tenait un lourd pied de biche dans les mains, et l'autre était armé d'une bombe lacrymogène.
    Ils exigèrent fissa le contenu de la caisse, en promettant de tout casser, vitrines réfrigérées, étagères garnies et crânes des propriétaires, si leur voeu n'était pas exaucé dans les plus brefs délais.
    Emmanuel Mandel était blanc comme un linge et il avait le regard aussi rond que celui d'un lémurien. Sa femme Sylvie, elle, se remit bien vite de la surprise pour adopter une attitude absolument professionnelle. Elle dit :
    - Mais bien sûr, tout de suite, voilà voilà... comme si elle répondait à la demande anodine d'un client ordinaire.
    Elle ouvrit le tiroir de la caisse, empoigna pièces et billets, prit soin de les fourrer dans un sachet frappé du nom des chocolatiers et tendit le butin à l'homme à la barre de fer. Sur le même ton que précédemment, elle crut bon d'ajouter :
    - J'espère que cela vous conviendra. Est-ce qu'il vous faut autre chose ?
    Son mari s'approcha d'elle. Son attitude n'était pas normale. Elle qui était d'un tempérament plutôt trempé, elle qui pouvait se montrer d'une froideur de marbre quand les clients dépassaient les bornes, ce qui était heureusement assez rare, voilà qu'elkle minaudait devant les braqueurs ! Et pour couronner le tout, alors que les deux intrus étaient sur le point de filer, elle leur lança :
    - Vous goûterez bien un petit chocolat avant de partir ?
    Emmanuel Mandel attrapa sa femme par les épaules et la força à lui faire face. Sylvie arborait un large sourire et ses yeux trahissaient l'inconscience. Emmanuel fut horrifié. Sa femme avait visiblement fondu un plomb, elle n'était plus elle-même, à vrai dire elle ne semblait plus être tout à fait là.
    A la manière d'un automate, elle prit un chocolat entre ses doigts et déclara bien fort :
    - Fondant à la crème de café, gingembre et couverture noire mentholée !
    Emmanuel tenta de la raisonner.
    - Sylvie, qu'est-ce que tu fais ?! Reprend-toi, voyons ! C'est pas le moment d'offrir des chocolats !
    Elle se tourna vers son mari, radieuse :
    - Ces messieurs viennent chez nous pour la première fois, il est normal de leur donner envie de revenir, tu ne crois pas ?
    - De leur donner... !?
    L'homme au pied de biche attrapa le bonbon et se le jeta dans la bouche.
    - Eh ouais ! dit-il tout en mâchant. Pourquoi j'aurais pas droit à mon petit chocolat ?
    Sylvie Mandel en choisit un second.
    - Noir marbré aux éclats de noix de pécan cristallisés.
    Elle le tendit au deuxième braqueur, celui qui tenait la bombe lacrymogène. L'homme pinça la douceur entre deux doigts, la porta à son nez, la renifla avant de se la poser sur la langue. Surpris par l'ampleur des arômes, il s'exclama :
    - Mmmh... La vache, ce que c'est bon !
    Emmanuel Mandel, affligé par l'impossible tournure que prenait l'événement, ouvrit la porte aux dévaliseurs afin de les inviter à partir. De son côté, sa femme avait sélectionné d'autres chocolats.
    - Blanc double crème fourré au lait de coco et vanille des îles.
    - Cesse donc et laisse ces messieurs déguerpir, qu'on en finisse !
    L'homme au pied de biche emboucha le bonbon blanc et rétorqua :
    - T'excite pas, le chocolatier, on a bien le temps d'en profiter un peu !
    - Bouton noir aux écorces d'orange enrobant un macaron praliné !
    Celui qui tenait la bombe lacrymogène l'avala. Chez Emmanuel Mandel la stupeur céda la place à l'agacement. Qu'est-ce qui sez passait dans la tête de sa femme pour agir de cette manière ? Ne se rendait-elle pas compte de l'absurdité de la situation ?
    - Arrêtez de manger nos chocolats et tirez-vous ! explosa-t-il.
    L'homme au pied de biche se planta devant lui, menaçant.
    - Dis donc, bonhomme, ta femme est plus aimable que toi. Elle sait recevoir, elle au moins.
    Puis il contourna le comptoir et ramassa une pleine poignée de friandises qu'il fourra dans la bouche sans ménagement. Son collègue, hilare, l'imita aussitôt. Sylvie Mandel, qui semblait très heureuse de l'honneur fait aux sucreries, poursuivait ses annonces :
    - Délice de lait et ganache aux framboises confites ! Double noir poivré, miel de châtaignier et cannelle ! Robe blanche à la mélasse et mousse de lait à l'eau de fleur d'oranger !
    Faisant penser à deux ours lâchés dans une mielklerie, les intrus s'empiffraient sans retenue.
    - Et celui-là, tu l'as goûté ?
    - Tiens, essaye celui-ci !
    - Prends-en un comme ça, c'est de la bombe !
    - Et ceux-là, faut que t'essayes !
    Au lieu de les retenir, Sylvie Mandel alimentait leur fringale, elle trottinait à travers le magasin pour leur apporter d'autres chocolats par plateaux entiers.
    Soudain, Emman uel vit rouge. Le spectacle qu'il avait devant les yeux était insoutenable, l'affront qui lui était fait, ravageur. Il se mit à hurler :
    - Espèce de porcs ! Charognards ! Raclures de fond de semelle ! Vous les aimez nos chocolats ?! Eh bien attendez, vous allez être servis !
    Sur ce, il déboula dans son laboratoire et revint avec sous chacun de ses bras un récipient de métal contenant de la crème, l'une marron clair, l'autre plus foncé.
    - Goûtez-moi ça, vous m'en direz des nouvelles !
    Sylvie le rejoignit et, toujours sur le même ton, proclama :
    - Beurre d'amande fouetté, crème fraîche, sirop d'agave et pralin noisette. Lait de sésame, confiture de caramel fondant, sucre de canne et pâte de cacao lissée.
    Les deux hommes se ruèrent sur les gamelles et enfoncèrent des doigts gourmands dans les divines préparations. Ils se pourléchaient les phalanges en laissant échapper des râles de plaisir.
    - Oh, ce que c'est bon !
    - Sublime, c'est sublime !
    - J'ai jamais rien mangé d'aussi délicieux !
    - Merveilleux, c'est merveilleux !
    Sylvie et Emmanuel Mandel s'étaient éloignés de quelques pas. Bras dessus, bras dessous, ils observaient, sourires aux lèvres, les dévaliseurs se gaver allègrement. Quelques minutesb s'écoulèrent avant que le plus grand des deux, celui qui avait brandi la barre de fer, tombe à genoux. Il se tenait le ventre et gémissait de douleur. Juste après lui, le second s'effondra à son tour, terrassé lui aussi par une fulgurante crise de foie.
    Les chocolatiers regardèrent un instant les malotrus agoniser, puis Sylvie contourna le comptoir pour atteindre le téléphone. Calmement, elle invita les policiers à venir cueillir les braqueurs malades. Pendant ce temps, Emmanuel récupéra le sachet contenant la recette de la journée et remit pièces et billets en place dans le tiroir-caisse.
    La chocolatière, tout en remettant de l'ordre dans les vitrines, dit à son mari :
    - La prochaine fois, ne tarde pas autant avant d'apporter les ganaches, j'ai bien cru qu'ils allaient s'envoyer tout le stock.
    - D'accord, répondit Emmanuel.
    Puis il se pencha sur les deux hommes à terre et leur dit :
    - On dira se qu'on voudra, ça fait plaisir à voir des gens qui aiment autant le chocolat...


  • Commentaires

    1
    Mardi 9 Juillet 2019 à 20:16

    Vive le chocolat !

    Je repasserai pour lire les autres textes.

    Bonne soirée,

                              Annie

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