le chat de platine
30

La mer grossit à la tombée du jour. Vers dix heures du soir, quand Jean-Jacques reprit à nouveau son quart sur la dunette, le temps tournait à la tempête. Le lieutenant Morovitch avait fort à faire pour maintenir le navire dans la ligne prescrite. Quant à M. Laitance, les coups de théâtre des jours précédents semblaient l'avoir surexcité. Pendant ses trois heures de garde, il ne cessa d'arpenter tout seul la dunette, tantôt d'un air tragique, tantôt en pouffant dans sa barbiche.
L'équipe de relève qui vint à l'heure du matin, semblait fort atteinte par le mal de mer. M. Colerette, en particulier, était vert, et Tifon-Palamos, le mouchoir sur la bouche, ne valait guère mieux. Seul le capitaine Gourgourax, en bon loup de mer, tenait parfaitement le coup. L'équipe relevée descendit vers les cabines. A peine Jean-Jacques se fut-il couché dans la sienne et eut-il éteint sa lampe, qu'un grattement léger se fit dans la serrure et qu'une silhouette indistincte apparut dans l'entre-bâillement de la porte. A travers ses cils, le jeune garçon épiait attentivement l'inconnu silencieux, immobile, qui, penché en avant semblait s'assurer que l'astucieux Ygrec était profondément endormi.
Au bout d'un moment, l'ombre sortit. La porte refermée, Jean-Jacques, qui ne s'était pas déshabillé, bondit du lit et se glissa pareillement dans le couloir, avec des précautions de Sioux. En passant, il tapota légèrement à la porte de Marinon. Une minute plus tard, les deux enfants étaient réunis dans l'escalier. Ils échangèrent quelques sifflements, par le moyen desquels ils se partageaient les rôles. Puis la jeune fille prit position sur le pont inférieur, à proximité de l'échelle de dunette. Le garçon gravit cette échelle en étouffant ses pas.
Cependant, les trois hommes de garde, heureux de voir la tempête se calmer un peu, se passaient l'un à l'autre une bouteille de rhum, dont le contenu égayait le capitaine et réchauffait les deux malades.
- Ah ! dit M. Colerette, ça va mieux ! Je commence même à voir deux Chats de platine ! Grand merci ! J'ai déjà assez de peine à en garder un, de ces animaux-là ! N'importe, passez-moi la bouteille... Ah ! la voilà ! Tous les chemins conduisent au rhum ! Hahaha ! Je suis inoui pour les calembours.
Riant ainsi, le détective prit machinalement sur la table, avec la bouteille de rhum, un objet qui se trouvait à côté du fameux Chat.
- Tiens, reprit M. Colerette, un domino !... Qui l'a mis là ? Je me le demande ? Le plus fort, c'est que c'est un domino Double-Six.
- Pas possible ! s'écria le capitaine.
- Voyons si celui-ci s'ouvre comme les autres... Mais oui, ma parole ! Dans la cavité se trouve un billet... Qu'est-ce qu'il y a d'écrit dessus ?...
"A tout de suite. J'arrive à une heure et demie précise". Signé : Monsieur Douze.
- Ah ça, c'est formidable ! Notre principal adversaire s'annonce froidement chez nous, à heure fixe ! Et cette heure, cher M. le Chambellan, vient de sonner ! M. Douze en personne va nous apparaitre, s'il est homme de parole !
Le détective poussa la porte de l'habitacle, jeta un coup d'oeil à l'extérieur, et rentra en disant :
- Mon vieux Tifon, je suis aussi pompette que toi, par la faute de ce damné rhum. Je viens de voir... de voir... de voir...
La langue de M. Colertte s'empâtait. le capitaine Gourgourax, très pâle tout à coup, secoua notre détective :
- Qu'avez-vous vu, ivrogne que vous êtes ?
- M; Douze, peut-être ? suggéra Tifon-Palamos.
- Deux, je viens d'en voir deux, l'un suivant l'autre ! s'ébahit M. Colerette.
Et il se mit à rire interminablement. Le navire dansa fortement sur une lame. Et la porte s'ouvrit, livrant passage à un homme mystérieux, voûté, coiffé d'un large panama qui lui cachait les yeux et vêtu d'un ample mac-farlane.
- Le bossu ! crièrent les trois hommes.
- Au nom de la loi, je vous arrête, balbutia M. Colerette, tirant d'une main son pistolet, de l'autre de puissantes menottes d'acier. Oh ! stupeur, le nouveau venu tendit docilement les mains. On entendit un double déclic : le détective venait de se lier par le poignet au terrible bandit.
- Ils ont marché ! Ils ont marché comme un seul homme ! fit une voix hilare.
Une voix connue, qui fit dresser la tête aux trois compagnons... De sa main libre, le prisonnier enleva son couvre-chef, découvrant le visage épanouï de M. Laitance.
- Hein ? fit-il. Comme camouflage, c'était réussi ?... Je suis un as du déguisement, avouez-le. Vous m'avez tous pris pour le chef des bandits; d'autant que j'avais pris soin de m'annoncer par un message !... La démonstration est intéressante.
M. Colerette, ahuri, se passait la main sur la figure; il en oubliait d'enlever les menottes.
- Pas de blgue ! éclata-t-il. Où est l'autre ?
- L'autre quoi ?
- L'autre M. Douze. j'en ai vu deux tout à l'heure, l'un suivant l'autre !
Tous quatre se précipitèrent vers la porte. Mais à l'instant même la lumière s'éteignit. La dunette fut plongée dans une obscurité complète. Il y eut des cris aigus, une bousculade, des interjections en sens divers, des bruits de pas, de portes ouvetes et rfermées...
Quelques minutes plus tard, les lampes se rallumèrent comme d'elles-mêmes. On vit un spectacle extraordinaire. Par terre, gisaient M. Laitance et M. Colerette; ils se tordaient comme des couleuvres, toujours réunis par les menottes d'acier. Tifon Palamos, dans un coin, reprenait péniblement sa respiration. Le capitaine Gourgourax, la main au tableau électrique, venait de relier les lampes à un autre circuit. Et sur la table, couché sur le Chat de Platine, il y avait Jean-Jacques. Le jeune garçon serrait contre lui une espèce de bouclier à pointes, auquel un agresseur avait dû se heurter, car l'une des pointes était légèrement rougie.
Avant que son oncle, dégrisé, eût pu l'interroger, le jeune garçon se releva, jeta son bouclier, et se précipita vers l'échelle de dunette en sifflant :
- Hahasihasi ! (Suis l'homme !... Suis l'homme !)
A Tifon Palamos, qui voulait s'élancer aussi, M. Colerette, sévère, rappela :
- Nous ne pouvons quitter ce poste ; nous sommes de garde.
Dans les profondeurs du navire, éclatèrent successivement trois coups de revolver.

A SUIVRE