• le chat de platine

    le chat de platine
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    Revenons un peu en arrière, au moment où Jean-Jacques, dans le petit salon du capitaine, achevait de donner, devant un auditoire ahuri, des explications qui mettaient Sidonie en fâcheuse posture. Sans avoir l'air de comprendre, ni de remarquer l'attention générale qui se portait sur elle, la vieille bonne, de ses mains démesurément grossies par les pansements, caressait paisiblement le canard.
    M. Laitance rompit le silence qui s'était appesanti sur l'assemblée.
    - Mais enfin, s'écria-t-il, nous n'avons pas rêvé, l'autre soir !... Rappelez-vous la terrible bataille qui eut lieu dans la cabine de cette vieille femme ! Aux vociférations du bandit répondait bel et bien la voix de Sidonie. Les projectiles lancés par celle-ci s'écrasaient bruyamment contre les murs, cependant que retentissaient les coups de feu... Quand vous avez enfoncé la porte, il n'y avait plus qu'un des combattants, parce que l'autre s'était sauvé par le hublot. Cet autre ne pouvait être que M. Douze : vous l'avez vu entrer dans la cabine ! Donc, M? Douze a sauté à la mer. Et je ne comprends pas que vous le cherchiez ici !
    - Personne n'a sauté à la mer, répondit Jean-Jacques. Pour la bonne raison qu'il n'y avait dans la cabine qu'une seule personne, laquelle faisait tout le bruit à elle seule. Avant notre irruption, cette personne a jeté par le hublot la séfroque de M. Douze, en prenant soin de suspendre au crochet de ce hublot un lambeau de la houppelande, pour nous donner le change.
    Il y eut un nouveau silence. La vieille bonne, les yeux baissés, un sourire béat sur le visage, cajolait toujours Colonel. Sans autre ambage, Jean-Jacques la désigna du doigt :
    - C'est Sidonie qui est M. Douze, clama-t-il. Mon oncle l'a démasquée depuis plusieurs jours. C'est Sidonie qui, feignant la stupidité, dirigea dès le début de l'affaire les évolutions de sa bande. Pour se faciliter les choses, elle s'est fait engager chez mon oncle comme femme de ménage, et elle s'est arrangée, par l'intermédiaire de Jocast, pour que mon oncle soit chargé de la protection du ras. Cela la menait à pied-d'oeuvre. Dans le train, c'est elle qui a dépouillé les voyageurs, attaqué M. Laitance, organisé l'évasion du faux spahi et la fuite de la locomotive. A Marseille, mon oncle l'a vue, distribuant leurs rôles à ses affidés. Au cours de la poursuite, le pseudo-bossu s'est débarrassé de sa défroque et, sortant du Vieux-Port par un autre chemin, a reparu dans la rue sous l'aspect débonnaire de la vieille bonne, en quête de moutarde pour les bains de pied.
    Il y eut un murmure d'indignation. ce trait paraissait particulièrement odieux.
    - Deux fois sur le bateau, continua Ygrec, la sinistre silhouette du bossu reparut. Lors du conciliabule à la proue. Et lors de l'attaque de la dunette. Avant cette attaue, la redoutable créature vint à la porte de ma cabine s'assurer que je dormais. Heureusement que je pus lui en donner l'impression. Car sinon je n'aurais pas donné cher de ma peau, ni ce celle de ma soeur !...
    A présent, tous faisaient cercle autour de Sidonie, qui n(avait pas abandonné son attitude hébétée. Marinon, ramassée sur elle-même, la surveillait de près.
    - Quand même ! objecta Tifon-Palamos, nous avons tous vu l'autre soir la silhouette du bossu. Elle est caractéristique... Regardez cette femme... Il y a une telle différence !
    - Ah ! soupira Morovitch, si vous aviez sous la main la défroque de M. Douze, nous aurions pu nous rendre compte de la transformation ! Mais cette défroque fut jetée à la mer, nous dites-vous...
    - Oui, dit Ygrec, mais il nous reste une autre défroque... Celle dont M. Laitance s'est servi, quand il s'est costumé en bandit pour nous amuser.
    - Ce déguisement, qui était assez réussi, je ne sais ce que j'en ai fait ! déplora l'architecte de jardin.
    - Le voici, dit le jeune garçon. Je l'ai mis soigneusement de côté. Sur l'ordre de mon oncle, bien entendu...
    D'une armoire, il tira un mac-farlane, un vaste panama, un petit coussin et un bout de perruque. Puis, il s'approcha de Sidonie, qui se leva docilement. En un clin d'oeil, la vieille bonne fut transformée. Le coussin accroché aux épaules, l'énorme vêtement jeté par dessus et traînant à terre, le chapeau profondément enfoncé dans la tête... Tous les assistants poussèrent un cri : ils avaient devant eux le bossu en personne !... Sidonie n'avait pas lâché le canard.
    - Ainsi donc, fit la voix ironique du ras, le bandit contre lequel vous luttiez n'était qu'une femme !
    - Oui, fit Jean-Jacques, mais une femme terrible, une femme capable de tout ! Songez qu'elle n'a pas seulement volé, qu'elle a tué ! Qui donna l'ordre de jeter mon oncle à la mer ? Qui versa du poison dans le whisky du capitaine ?... Attention ! hurla-t-il tout à coup.
    Trop tard !... Le canard roula sur le sol. Les gros pansements avaient disparu. Deux pistolets automatiques en avaient jailli, que la mystérieuse vieille femme, l'oeil bien allumé maintenant, braquait sur l'assistance médusée :
    - Ah ah ! ricana-t-elle, j'ai bien fait de garder de l'artillerie en réserve !... Haut les mains, tous !... Et plus un mouvement, ou je tire !
    Mains levées, Jean-Jacques et Marinon se regardaient avec consternation. Mais que faire ? Sans aucun doute, Sidonie, qui avait déjà plus d'un cadavre à son actif, n'aurait pas hésité à massacrer quelques personnes de plus, pour assurer sa retraite... Il suffisait de voir son expression. Les traits crispés par la haine, la prunelle injectée, c'était un être nouveau, un fauve rusé et sanguinaire... Il y eut quelques secondes d'immobilité. Seule, Balkis ne levait pas les mains : car ce n'est pas digne d'une princesse...
    A pas sournois, la vieille bonne se rapprocha de la porte. Soudain, elle disparut.
    Jean-Jacques, immédiatement en action, arriva sur le pont au moment où Sidonie, qui avait rejeté son accoutrement, s'engageait sur la passerelle de débarquement. A l'autre bout, c'était le quai, la foule grouillante, les labyrinthes de la ville arabe...
    - Elle nous échappe ! se dit Jean-Jacques.
    Mais une demi-douzaine d'hommes sortaient de la foule, se dirigeaient en groupe vers la passerelle... Courant tête baissée, avec une vélocité inattendue, Sidonie se jeta au milieu de ce groupe. L'un des arrivants la retint machinalement, pour l'empêcher de tomber. c'était M. Colerette.
    - Sidonie est M. Douze ! Hurrah ! cria le jeune garçon, d'une voix qui porta jusqu'à la rive. Le grand détective Colerette vient d'arrêter M. Douze !
    Surpris, M. Colerette maintenait sa prise. Sur le navire et sur le quai, cent voix, étonnées et ravies, répétaient :
    - hurrah !... Hurrah !


    A SUIVRE


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