• le legs fabuleux

    La flamme vacillante d'une chandelle éclairait faiblement l'unique pièce de la cabane. Sigismond contempla une dernière fois le lit où Sidney Mac Farlane gisait, les mains croisées sur la poitrine, un sourire aux lèvres; le vieux mineur irlandais s'était éteint tout doucement, comme une lampe privée d'huile. Il semblait heureux de ce dénouement sans brutalité.
    Sigismond approcha le morceau de papier sali et usé que son hôte lui avait donné avant de passer. Il le considéra attentivement : quelques traits sinuaient sur la feuille; au centre, un triangle avait été dessiné, au-dessous duquel une main malhabile avait tracé, en majuscules : "MINE DE LA MONTAGNE D'OR".
    C'était tout. Le plan était inutilisable. Dans quelle partie du Nevada ou de tout autre Etat se trouvait la mine ? De quelle chaîne de montagne s'agissait-il ? Le plan de Mac Farlane n'en disait rien. Sigismond gloussa. La farce était trop énorme. Pendant cinq ans, le vieux Mac s'était payé la tête de tous les mineurs d'Aurora !
    Un léger bruit lui fit lever la tête. Malgré la pénombre, il devina que quelqu'un l'observait à travers la vitre. Il plaça posément le plan dans son portefeuille et alla ouvrir la porte. La nuit tombait; il ne vit personne, mais il entendit une pierre rouler à une cinquantaine de mètres de la cabane, en direction d'Aurora. L'indiscret s'enfuyait.
    Sigismond haussa les épaules. La folie de l'or les tenait tous. Maintenant que le vieux Mac était mort, ils revenaient rôder autour de la cabane, prêts à croire à nouveau au fabuleux trésor.
    Sigismond ferma la porte et partit pour la ville déclarer le décès. Sur le lit, dans la cabane, le vieil Irlandais souriait toujours...
    Sigismond était arrivé à Aurora depuis deux mois. Il venait de l'Est. En cette année 1853, on racontait sur la côte atlantique des Etats-Unis que, dans l'Etat du Nevada, il suffisait de se baisser pour devenir millionnaire : le minerai d'or courait partout au ras du sol. Sigismond, sitôt arrivé à Aurora, avait constaté qu'il n'y avait pas plus de filons aurifères dans les rues de la capitale du Nevada qu'à New-York. Il n'avait pas d'argent; il avait cherché du travail. Ce fut ainsi qu'il fit connaissance de Sidney Mac Farlane. Celui-ci l'engagea contre le vivre et le couvert pour travailler à une petite mine qu'il possédait aux environs de la ville et dont il tirait juste de quoi ne pas mourir de faim.
    Sigismond, inconnu la veille, devint du jour au lendemain une sorte de célébrité : l'ami, le commensal de Sidney Mac Farlane ! Il apprit bientôt l'histoire du vieux mineur irlandais, le "maître de la montagne d'or".
    Plusieurs années auparavant, trois mineurs suédois s'étaient enfoncés dans la Sierra Nevada, à la recherche de l'or. Après avoir erré des mois et des mois, ils avaient découvert une mine d'une richesse fabuleuse. Ils s'étaient chargés de tout le minerai qu'ils pouvaient porter et ils avaient pris le chemin du retour. Ils endurèrent en route de telles souffrances que deux d'entre eux moururent. Le troisième réussit cependant à regagner Aurora. Pour sauver sa vie, il avait été obligé de jeter son minerai, sauf une grosse pépite que les anciens disaient avoir vu. Le Suédois s'installa en ville. La Sierra Nevada lui inspirait une sorte d'épouvante : il avait failli y mourir. Il ne voulut jamais y retourner. Il mourut, quelques années plus tard, après avoir vécu en solitaire. Il avait un seul ami : Sidney Mac Farlane, auquel, disait-on, il avait livré le secret de l'emplacement de la "montagne d'or".
    Sitôt le Suédois en terre, Mac fut entouré d'une véritable cour. Tout le monde voulait s'associer avec lui pour aller à la recherche du trésor. Mac, vieux roublard, ne disait ni oui ni non. Il clignait simplement de l'oeil : "Je suis bien vieux pour courir une pareille aventure", soupirait-il. Ou encore : "La saison n'est guère favorable pour une telle expédition. Il fait trop froid , ou trop chaud, selon le temps". Tous les aventuriers de la ville avaient entrepris le siège du vieux mineur. Ils rongeaient leur frein et maudissaient intérieurement le vieux mineur en lui faisant des sourires et en le cajolant. Mac avait table ouverte chez ses courtisans; les tenanciers de bar lui servaient gratis leur meilleur whisky. Mac cessa de travailler. Il passait ses journées à fumer la pipe sur le seuil de sa cabane. Il engraissait et prenait de bonnes joues. Les années passèrent. Mac se trouvait de plus en plus vieux pour tenter l'aventure. Peu à peu, les plus acharnés de ses courtisans renoncèrent à le décider à leur livrer le secret de la mine. Certains, catégoriques, affirmaient que Mac se moquait du monde et que le Suédois avait emporté son secret dans la tombe. L'histoire de la montagne d'or avait pris place au rang des multiples légendes qu'on racontait, le soir, dans les bars, pour se consoler de n'avoir pas trouvé la moindre pépite.
    L'installation de Sigismond Roberts fit brusquement rebondir la curiosité des amateurs de trésor. Sournoisement, on commença à surveiller le jeune godelureau venu de l'Est : un malin qui avait empaumé le Mac et qui allait hériter du secret. Quand le vieux mineur tomba malade, ceux qui criaient le plus fort contre l'Irlandais en le traitant de farceur et de fripouille proclamèrent tout aussi fort que Sigismond avait fait une rudement bonne affaire. La "montagne d'or" allait lui revenir sans coup férir...
    Sigismond poussa la porte du "Bar des Mineurs". Frailey, le tenancier, gérait, à ses moments perdus, l'unique entreprise de pompes funèbres de la ville : il exerçait, en plus, les délicates fonctions d'officier de l'état civil. Le bar était plein comme un oeuf. Quand Sigismond entra, les consommateurs se turent. Sigismond marcha vers le comptoir. Frailey lui décocha un sourire ensorceleur. Sans attendre, il posa devant lui une bouteille de son meilleur alcool.
    - Alors, dit-il en clignant de l'oeil, ce pauvre Mac ?
    Sigismond hocha la tête, opinant tristement. On ne verrait plus le vieil Irlandais au "Bar des Mineurs".
    Frailey remplit deux verres, en prit un et trinqua.
    - Je monterai demain matin à la cabane, pour prendre les mesures, dit-il. Fais-moi confiance. Aurora saura conduire dignement Sidney Mac Farlane à sa dernière demeure...
    Sigismond, gêné, se gratta la gorge. Il avait quelque chose de difficile à dire. Des obsèques grandioses comme les prévoyait l'entrepreneur-cabaretier, il n'était pas en mesure de les payer. Pour être franc, il ne possédait pas un dollar.
    Frailey s'accouda au comptoir et se pencha vers le jeune homme.
    - Tu me chagrines, garçon. Pas question d'argent entre nous... D'ailleurs, tu risques d'avoir quelques frais. Il te faut un peu de monnaie...
    Et, vivement, il mit dans la main de Sigismond une liasse de billets.
    - Prends ça, dit-il. Ne te soucie de rien. Demain, on parlera sérieusement tous les deux.
    Sigismond, un peu étourdi par cette soudaine générosité, prit les billets. Frailey, appelé à l'autre bout du comptoir, s'éloigna. Un groupe de mineurs entoura immédiatement le jeune homme. Les hommes lui souriaient affectueusement, lui tapaient sur l'épaule.
    - Ces petits gars de l'Est, ils ressemblent à des fillettes, dit l'un avec un bon rire. Mais leur petite cervelle est plus remplie que celles de tous les habitants de la ville réunie. Mac, il appréciait l'intelligence... Il te considérait comme son fils.
    Et l'homme cligna de l'oeil d'un air entendu.
    Sigismond comprenait de moins en moins. Hier encore, ces gens ne lui adressaient pas la parole, sauf pour le moquer et le rabrouer.
    - Il était un peu fou, Mac, dit-il timidement, mais c'était un brave homme. Je l'aimais bien...
    Les autres éclatèrent d'un gros rire.
    - Pas si fou que ça, le vieux Mac... Il avait ses têtes, simplement. Enfin, tu nous connais. Si tu as besoin de conseils, d'argent même, adresse-toi à nous, susurra l'un d'eux.
    - Pour sûr, renchérit un autre. C'est une grosse entreprise que tu vas tenter. Il te faut des associés d'expérience, des gars sur qui tu puisses compter. Surtout, méfie-toi de Fairley. Il n'y a pas plus canaille.
    Brusquement, Sigismond comprit. Les fous ! Ils croyaient tous, Fairley et les autres, à la réalité de la "montagne d'or" !
    - Vous vous méprenez, s'écria-t-il. Le vieux Mac s'était moqué de vous. Le trésor n'existe pas et le Suédois était fou !
    Il vit les visages se rembrunir. Autour de lui, des sourcils se froncèrent.
    - Ecoute, petit, gronda un mineur, ne joue pas au plus fin avec nous. On sait que tu as le plan. On te l'a vu en main. La "montagne d'or", lle est à nous comme à toi. Mac nous a coûté assez cher... On veut rentrer dans notre argent... et faire un petit bénéfice. N'essaie pas de nous filer entre les doigts. Garde le plan sans le montrer à personne et réfléchis bien avant de t'associer avec quelqu'un.
    Sigismond ouvrit la bouche pour dire la vérité, mais, soudain, il lui sembla voir le bon vieux visage de Mac, tout plissé de rides malicieuses. L'Irlandais lui avait donné le plan en disant :
    "Voilà toute ma fortune, garçon. Avec ça, tu ne mourras pas de faim : ce n'est pas grand-chose, mais l'imagination des autres fera le reste... Quand la belle saison te permettra de quitter Aurora pour retourner à New-York, tu sera gros et gras..."
    Alors Sigismond cligna de l'oeil, comme Mac :
    - Pour sûr, dit-il. Mais je me sens encore bien jeune, bien tendre et mal aguerri pour cette affaire. On verra, quand la saison sera favorable... plus tard... plus tard.
    Les autres, satisfaits, hochèrent la tête sentencieusement. Sigismond cligna encore une fois de l'oeil; il fit une grimace: un rire énorme secouait silencieusement tout son être.


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