• le manège

    Ce n’était qu’un simple jouet en bois, avec une musique à l’intérieur, un manège des années cinquante qui endormait les yeux naïfs des enfants. Ce n’était qu’un petit tambour rouge cerclé de bleu qui entraînait dans sa ronde mécanique des personnages sympathiques : un garçonnet habillé en marin, un garde anglais et son énorme bonnet de poil, une fillette aux tresses volantes et un minuscule train aux wagons en forme de cube. Au centre du tambour, un mât sucre d’orge se dressait fièrement ; sous le chapiteau rouge qui le coiffait, cinq bras soutenaient dans le vide des avions colorés et leurs oursons pilotes, suspendus à de fragiles ficelles. Et quand les parents remontaient la grosse clef de métal cachée sous le jouet, le manège égrenait sa mélodie et les jeunes esprits grimpaient dans les avions, pour une destination inconnue des adultes. Les couettes se transformaient alors en blancs nuages et le pays des rêves ouvrait ses frontières aux pyjamas bleus ou roses. Ce n’était qu’un jouet en bois peint, un cylindre de métal aux aspérités ordonnées qui sans cesse se heurtait aux lames musicales, un ressort qui prenait des forces à chaque tour de clef.
    Ce n’était qu’un petit rien sans valeur comme il en traîne souvent dans les chambres d’enfants. Certes, mais c’était ma chambre, mon premier jouet, du moins le premier resté gravé dans ma mémoire naissante. Ma première peine aussi, issue d’une injuste confrontation entre la rude réalité et l’idéal enfantin ; car, quand il disparut de mon univers, ma vie bascula, le monde devint incompréhensible, les autres enfants méchants et certainement tous voleurs. Et mes parents menteurs. Non ! Oursons et avions n’avaient pas pris leur envol pour un pays lointain, le petit train n’avait pas emporté les cubes dans un long tunnel sous la mer, le garde n’était pas rentré à Londres pour présenter le marin et les couettes volantes à la reine. On me cachait la vérité, quelqu’un me voulait du mal, un kidnappeur de manège peut-être. C’est ainsi qu’un caractère se forge, c’est ainsi qu’on devient négociant, commerçant ou diplomate, toutes ses professions où la méfiance est de mise ; c’est ainsi que l’on découvre l’égoïsme adulte, le temps des mensonges.
    Je l’ai appris bien plus tard par une vieille tante bavarde, le manège n’avait pas résisté à la chute qu’un plumeau maniaque lui occasionna et malgré les tentatives héroïques d’un père plus intellectuel que bricoleur, n’avait jamais retrouvé une apparence digne de ma considération. Le conseil de famille avait donc décidé sa disparition définitive, un gros chagrin vite oublié valant mieux qu’une peine éternelle. Naïfs parents, le temps de leur jeunesse était loin, cassé ou pas un jouet fétiche est toujours irremplaçable. Et mon chagrin fut bien plus gros que leur manque de jugement.
    Quarante années se sont écoulées et de nombreux tours de clef ont entraîné ma vie. Le ressort de mon énergie est tendu à son maximum mais, dans mes rêves, je voyage toujours dans les mêmes avions pilotés par des nounours facétieux. Cette histoire est banale me direz-vous, chacun d’entre vous possède une anecdote de ce genre, réelle ou inventée et remodelée par les ans qui passent ; tout le monde se raccroche aux images de son enfance, celle du temps de l’innocence, de la liberté, de l’insouciance. Pourtant, combien d’entre vous ont, à la croisée d’une allée de brocanteurs, retrouvé en chair et en os l’objet de leur première émotion, combien d’entre vous ont pleuré devant un vieux bonhomme de pucier qui se demandait quel prix il pouvait tirer de ce simple jouet de bois, de ce manège au mécanisme cassé, de ce tambour aux couleurs délavées, aux personnages manquants, aux trois avions rescapés d’une guerre inconnue, au garde revenu de Londres sans le marin, aux cubes disparus dans le fond d’un tunnel sous la mer.
    Combien ! Je ne vous dirai pas le prix que je l’ai payé, ce serait une injure à mon enfance, mais aussi peu bricoleur que je sois - rappelez-vous le père - je jure que mon jouet sera réparé et beau comme un tambour quand naîtra mon petit-fils.


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