• manque un mort

    Luigi Gamelle était désespéré. Absolument déprimé. Au fond du trou. Sa vie affective était une tragédie ridicule, son travail d'un ennui profond, ses cheveux tombaient et ses dents jaunissaient, il n'avait pas d'amis. Il avaipéniblement atteintr la quarantaine et se répétait depuis un moment que c'était bien suffisant. Luigi Gamelle en avait marre, ras le bol, il était bien décidé à se supprimer.
    Il avait cherché le meilleur moyen de mettre fin à ses jours et ne s'était encore arrêté sur aucune option.
    La corde, le gaz, les somnifères, les veines... Il était encore une fois en train de réfléchir à cela en parcourant le court chemin qui séparait l'arrêt du bus de son bureau. Ce chemin enjambait les quatre voies qui contournaient la petite ville sans charme dans laquelle il habitait depuis toujours. Il s'arrêta au milieu du pont.
    Il enjamba le parapet.
    Il se dit : "Allez, hop".
    Et il sauta dans le vide.
    La chute fut rapide. Luigi bascula en avant, fit un tour complet dans les airs et retomba assis sur l'asphalte. Ses vertèbres se tassèrent, son front vint heurter l'un de ses genoux, son pantalon se déchira au cul. Un long crissement de pneu pneus électrisa l'atmosphère. "C'est la fin", pensa Luigi, dont le corps s'était raidi en attendant le choc fatal.
    Il y eu les fracas sinistres des tôles éventrées. Les explosions cristallines des phares pulvérisés. Les hoquets sourds des moteurs ratatinés. Un véritable déchaînement de percussions folles s'éternisait autour du suicidé, toujours assis au milieu de la route, et que chaque véhicule avait pris soin d'éviter pour alle s'encastrer dans un autre, contre la rambarde de sécurité des piliers du pont.
    Quand Luigi se remit debout, le tableau qui s'offrit à lui était effroyable. Sa soudaine présence sur la route avait déclenché un monstrueux carambolage. Luigi lâcha un juron d'une voix blanche :
    - Ben, merde...
    Il leva la tête. Une roue qui, dans la violence de l'accident, avait été éjectée dans les airs, retombait droit sur lui.
    - Ben, merde... répéta-t-il juste avant que la jante vienne lui heurter le crâne avec force.
    Tout devint noir pour Luigi Gamelle qui semblait, malgré tout, avoir réussi son suicide.
    Cette impression fut pourtant de courte durée. Car Luigi Gamelle rouvrit rapidement les yeux et se découvrit au coeur d'un long couloir qui filait, sur sa droite et sur sa gauche, si loin qu'on n'en voyait pas la fin. Il était jalonné de nombreuses portes identiques. "Cet endroit ressemble à mon bureau", pensa-t-il. Par quel étrange tour de passe-passe s'était-il retrouvé ici, aprèsb avoir provoqué une véritable catastrophe sur la voie rapide ?
    Un homme s'approcha de lui. Luigi ne l'avait pas vu arriver. L'homme était grand, maigre et son visage était plat. Il faisait penser à un vieux pommeau de douche.
    - Monsieur Gamelle ? Luigi Gamelle ?
    - Oui.
    - Entrez.
    L'homme pénétra dans la pièce la plus proche. Luigi fit un pas et prit conscience à ce moment-là qu'il avait mal au dos, à la tête et aux fesses. Il s'aperçut également que le fond de son pantalon était ouvert en grand, exhibant largement la chair blanche de son arrière-train. Il  en fut honteusement gêné.
    - Ne vous en faites pour ça, dit l'homme au moment où Luigi entrait dans la pièce, comme s'il entendait ses pensées. Si vous saviez dans quel état ils nous arrivent, parfois.
    - Qu'est-ce que je fais là ? Où sommes-nous ? demanda Luigi.
    L'homme laissa passer un temps avant de déclarer avec brutalité :
    - Vous avez fichu une belle pagaille, Gamelle ! Ah, vraiment, félicitations !
    L'endroit contenait une armoire métallique et un bureau tout simple croulant sous des piles de dossiers. L'homme qui ressemblait à un vieux pommeau de douche s'assit derrière, invitant Luigi à occuper la chaise lui faisant face. Puis il se perdit dans la contemplation d'une feuille couverte de chiffres écrits à la main.
    Luigi s'assit sur la chaise, en prenant garde de na pas trop écraser ses fesses meurtries.
    - Vous ne pouviez pas vous supprimer chez vous, tranquillement ? demanda l'homme.
    - Heu... je...
    - Il a fallu que vous sautiez d'un pont, entraînant une ribambelle d'innocents avec vous dans la mort ! Franchement, hein, qu'est-ce qui vous a pris ?
    - Je... je ne sais pas...
    L'homme secoua la tête.
    - Enfin, c'est pas le prob lème. Le problème, c'est qu'il m'en manque un.
    - Un... quoi ?
    - Un mort, Gamelle ! Un mort !
    - Je... je ne comprends pas...
    L'homme se passa une main sur le visage. Il paraissait très fatigué.
    - Vous avez engendré un carambolage. Vingt-deux personnes ont été tuées. Or, en raison de la soudaineté de l'événement et de son caractère, disons, désordonné, nous n'avons pas reçu toutes les âmes. Il nous en manque une.
    Luigi pâlit. Il regarda autour de lui. Le lieu avait tout à fait l'air d'une banale administration.
    - Est-ce que je suis mort ? interrogea-t-il.
    - En théorie, oui. Vous avez reçu une roue de...; l'homme consulta sa feuille manuscrite, de Kangoo sur la tête. Fracture du crâne, écrasement de l'occiput, éclatement du cervelet.
    - Ah...
    - Oui, mais le souci, c'est qu'avec cette affaire, je ne peux pas vous garder ici, moi.
    - Ah ?
    - Monsieur Gamelle, vous êtes bien comptable, n'est-ce pas ?
    - Oui.
    - Moi aussi, en quelque sorte. Je comptabilise les morts qui arrivent ici, dans le département des décès brutaux. Et vous comprenez que si mes comptes ne sont pas justes, c'est moi qui vais me faire souffler dans les bronches. Le suicide, c'est bien joli, je gère, mais quand ça devient le bordel, c'est une autre affaire.
    - Et... Qu'est-ce que vous attendez de moi ?
    - Vous allez retourner là-bas et m'en ramener une.
    - Une... quoi ?
    - Une âme, Gamelle ! Une âme !
    - Une âme ?... Mais comment voulez-vous que je...
    L'homme leva les yeux au plafond et laissa échapper un long et grave soupir.
    - Vous me tuez quelqu'un, n'importe qui, je m'en fiche. Et le dossier sera bouclé.
    Luigi s'insurgea :
    - Tuer ? Mais enfin, je suis incapable de...
    Le vieux pommeau de douche devint menaçant.
    - Si vous ne le faites pas, je m'arrangerai personnellement pour que le reste de votre vie, qui sera long, très long, soit à chier par terre. J'en ai le pouvoir, croyez-moi.
    Impressionné, Luigi Gamelle baissa les yeux.
    L'instant d'après, il se retrouva chez lui, assis dans son fauteuil. Il n'avait ressenti aucune sensation de déplacement, le noir ne s'était pas fait autour de lui, non, il avait simplement changé d'endsroit, en un clin d'oeil.
    Il se leva. Son dos lui faisait toujours mal, son pantalon était toujours déchiré. Il se passa une main sur le front et tâta la bosse qui s'y était formée.
    "Je dois tuer quelqu'un", se dit-il. Cette pensée fit naître en lui un grand désarroi. Ce n'était pas un acte aisé. Il se changea et descendit dans la rue.
    Il croisa des gens.
    Des femmes et des enfants.
    Des livreurs, des couples, de vieilles dames.
    Des adolescents bruyants, des flâneurs insouciants, des cadres pressés, des fumeurs, des vendeurs à la sauvette, des retraités.
    Qui tuer ?
    Quelqu'un mérite-t-il de mourir ?
    Comment choisir ?
    Luigi resta longtemps assis sur un banc à regarder les passants. Quand une tête ne lui revenait pas, il se levait et pensait : "Lui !". Mais il se rasseyait aussitôt, pétri de doutes.
    A la nuit tombée, il cherchait toujours sa victime. "Le problème, c'est que je ne déteste personne", songea-t-il.
    Traversant la rivière par le pont du centre-ville, alors qu'il était perdu dans ses pensées, il fut abordé par un homme ivre. L'homme lui dit quelque chose qu'il ne comprit pas. "Il ne se rendra compte de rien", pensa-t-il.
    Il accompagna le fêtard vers le rebord et le poussa dans le vide. L'homme lâcha un cri idiot mais à la place du "plouf" attendu, une explosion de verre brisé résonna dans la nuit. Luigi se pencha en direction de l'eau. Sa victime était tombée en plein sur le pare-brise de la cabine d'une péniche remplie de touristes. Sous le choc, le capitaine avait perdu connaissance, envoyant l'embarcation droit sur le pilier central du pont. La collision fut violente, le pont trembla, Luigi fut déséquilibré et recula vers la chaussée, au moment précis où passait un bus à deux étages également garni de visiteurs. Le chauffeur fit une embardée, envoyant le véhicule et tous ses passagers par dessus bord.
    La péniche coula, le bus également.
    - Oh, punaise... souffla Luigi.
    L'homme qui faisait penser à un pommeau de douche regardait Luigi Gamelle dans les yeux. Après un moment interminable, il dit :
    - Il m'en manque onze.
    - Vous... vous êtes sûr ? demanda Luigi d'un filet de voix.
    L'homme ne prit pas la peine de répondre. Il continuait de fixer Luigi, le visage dégoulinant de lassitude.
    - Je... je suis désolé...
    L'homme laissa encore s'écouler les minutes puis, secouant lentement la tête :
    - Vous savez ce qui vous reste à faire ?
    - Je vais devoir tuer onze personnes ? C'est cela ?
    L'homme opina simplement du chef, avant d'ajouter :
    - Evitez les ponts.
    Luigi ne put réprimer un long frisson qui fit trembler son corps en entier.


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