• nuit d'encre de Chine

    Mon copain Darteuil est auteur de bandes dessinées. Il travaille pour les meilleures feuilles et il paraît qu'il a des fans. N'empêche que les scénarios de ses histoires sont tellement débiles qu'on a envie de le tenir sous les bras lorsqu'il se met à dessiner. Mais, enfin, c'est un copain...
    Et ça ne me faisait pas plaisir de devoir parler de lui au passé.
    Il y avait sa main dans l'entrebaîllement de la porte, une grande main sèche avec des crins de brosse à dents sur les phalanges, et, au bout du bras crispé sur la moquette, son corps mince de danseur disco, au milieu d'une flaque d'encre de chine, noire comme la nuit du même nom.
    Du bout du pied j'ai repoussé la main , chose morte qui bascula en me montrant son ventre blanc, et j'ai ouvert la porte en grand. J'ai fait le tour du cadavre. Darteuil avait les yeux grands ouverts au ras du plancher. Il avait l'air de vérifier si la femme de ménage n'avait pas laissé des moutons sous sa table à dessin et, à voir l'expression de son visage, on sentait que quelque chose le tracassait, qu'il n'avait pas eu le temps d'éclaircir avant de mourir.
    Je n'ai touché à rien. Il n'y avait pas de douilles d'automatique dans le secteur, ni d'armes blanches plantées quelque part. La bouteille de scotch était aux trois quarts vide, comme d'habitude et des fringues pas très propres étaient disposées aux rares endroits qui n'étaient pas déjà encombrés de bouquins de S.F.,d'albums de B.D., d'esquisses à moitié gouachées et de planches terminées protégées par des calques. Sur le mur couvert de liège, étaient punaisés tant de papiers et de photos qu'il aurait fallu une brouette pour les emporter. Comme j'avais oublié la mienne, je me suis contenté d'arracher la photo d'une fille, juste dans l'axe médian de la table à dessin. La photo semblait neuve et la fille aussi. Je me suis dit que c'était peut-être la dernière chose que Darteuil avait vu avant de mourir et j'ai pensé que ça avait peut-être de l'importance. J'ai plié la photo et je l'ai mise dans la poche intérieure de mon blouson.
    Comme quoi, malgré tout, j'avais bien fini par toucher à quelque chose.
    Il y a une cabine toute neuve au coin de l'avenue de Choisy et de la rue George-Eastman. C'est de là que j'ai appelé Cherchebien. Il m'a fait répéter trois fois mon petit couplet, histoire de voir si j'avais suffisamment appris mon texte pour ressortir à chaque coup la même version.
    Cherchebien est le genre de flic à ne jamais croire personne et il est capable de demander ses papier à un cadavre pour voir s'il ne s'agit pas d'un simulateur en train de se payer sa tête. Lorsqu'il s'est enfin décidé à faire semblant de me croire, les choses sont allées plus vite : un car s'est ramené en cinq minutes et Cherchebien a débarqué, l'air maussade, avec son imperméable noir et quatre ou cinq flics mal réveillés. Je les ai emmenés chez Darteuil et j'ai répondu poliment à toutes les questions, sans en poser aucune, comme ma maman m'avait appris. Lorsque la civière est passée devant moi, le corps trop long et trop mince de Darteuil, sous une couverture trop épaisse et trop sale, j'ai demandé :
    - De quoi est-il mort ?
    - Je n'en sais fichtre rien, à répondu Cherchebien, en roulant les r comme s'il déchargeait un tombereau de graviers. Le légiste fera son expertise.
    Comme quoi, finalement, j'avais quand même posé une question.
    Lulu, la gouacheuse, habitait sur la Butte-aux-Cailles, et je suis allé chez elle à pied, la tête pas très claire et les poumons pleins d'air frais. En arrivant au sixième, sans ascenseur, je n'avais plus beaucoup d'air frais dans les bronches, mais ça m'aida à me mettre dans l'ambience : il y avait boum chez Lulu la gouacheuse et la fumée était à couper au cutter , comme on dit chez les dessineux.
    - Darteuil est mort, ai-je dit avec tact.
    - Merde ! a répliqué Lulu, avec compassion.
    Je lui ai dit en gros ce que je savais et elle a pleuré un peu. Puis, en bonne professionnelle, elle a demandé :
    - Et la B.D. pour l'hebdo, il a eu le temps de terminer ?... On doit livrer demain soir.
    J'ai dit qu'il n'y avait pas encore de scellés sur la porte, mais que ça n'allait probablement pas tarder. Lulu m'a répondu qu'elle avait la clé de chez Darteuil et m'a proposé de prendre un verre en l'attendant. J'ai dit non. Je suis resté debout sur le palier. A l'intérieur de la piaule, les bouteilles de scotch n'étaient déjà plus aux trois quarts vides et les jeunes filles ne se tenaient pas comme ma vieille maman l'avait appris à mes soeurs. Une rousse s'est approchée de moi. Elle m'a appelé beau blond, avec l'accent américain. J'ai pris ma gueule de V.R.P., mais ça ne l'a pas découragée. Elle m'a attrapé par le cou, avec un geste du bras digne d'un croupier de casino et a plaqué ses lèvres sur les miennes. Sa salive avait le goût du whisky et son rouge à lèvres sentait la framboise.
    Comme quoi, n'en déplaise, j'avais bu quelque chose en attendant.
    - C'est ça ! m'expliqua Lulu en montrant les planches encore en place sur la table à dessin.
    Elle avait l'air tellement contente que je me suis senti obligé d'y jeter un couyp d'oeil. Le graphisme ne manquait pas de style mais l'histoire si. Il n'y avait pas plus d'une idée tous les huit ou dix dessins. Ca m'a fait plutôt mal de penser que mon copain Darteuil ne faisait pas vraiment du bon boulot, surtout maintenant qu'il était mort.*
    J'ai regardé Lulu emballer les planches de B.D., puis, à force de fixer le mur de liège, derrière la table à dessin, j'ai fini par isoler deux ou trois feuilles punaisées.
    - Qu'est-ce que c'est ? ai-je demandé.
    Lulu m'a regardé avec étonnement. Elle avait les yeux embués de larmes et sans doute envie de foutre le camp au plus vite.
    - Des projets, a-t-elle répondu en reniflant.
    Je me suis approché. C'était plutôt meilleur que ce que j'avais vu jusqu'à maintenant. Les dessins s'enchaînaient avec une bonne rigueur dramatique, comme dans un vieux film américain. Le personnage central était fascinant, plein de sensualité perverse et de vitalité agressive : c'était une femme. Comme de celles dont on rêve, même quand on prétend le contraire.
    A ce moment-là, j'ai sorti la photo de la poche de mon blouson et je l'ai montrée à Lulu.
    - C'est Noëlla, a-t-elle dit, avec un peu de sécheresse dans la voix.
    Noëlle Tiselson habitait un studio à Passy, entièrement aménagé dans le goût des pages décoration d'un magazine féminin. Elle-même ressemblait à la page de couverture du même magazine. Elle me prit d'abord pour un journaliste et joua les poseuses.
    - Je m'appelle Maurice Pagnon, ai-je dit. Je suis journaliste, mais ça n'a rien à voir. Darteuil est mort cette nuit, et c'était mon ami...
    Elle réussit à pleurer assez bien pendant un bon moment et je la laissai faire.
    Lorsqu'elle eut complètement mouillé son petit mouchoir, tout en laissant bailler son peignoir de soie grège sur ses seins menus, je lui demandai pourquoi elle avait tué Darteuil.
    - Tué ?... Moi ? bafouilla-t-elle d'une voix humide.
    Je lui mis sous le nez les dessins que Lulu m'avait permis d'emporter.
    - Regardez, là, c'est bien vous, n'est-ce pas ?
    - Oui, c'est moi. Darteuil voulait faire de moi l'héroïne d'une bande dessinée.
    Son accent scandinave devenait plus perceptible et on pouvait regretter que les dessins de Darteuil n'aient pas réussi à le traduire.
    - Et vous, vous ne voulliez pas, hein ?
    - Non... J'en avais fini avec Darteuil... Et on me reconnaissait trop sur ces dessins.
    C'est à ce moment-là que j'exhibai une des dernières esquisses.
    - Et sur cette planche, vous avez barbouillé les dessins au rouge à lèvres ?
    - Oui. J'en voulais terriblement à Darteuil de se passer de mon opinion. J'étais prête à faire un procès.
    - Et vous avez trouvé plus commode de le tuer... car vous êtes vraiment devenue furieuse lorsqu'il vous a carrément mise en scène dans la bande qu'il écrivait pour son éditeur habituel.
    J'ai ramasé du dessous de mon paquet de feuilles celles des ultimes dessins de Darteuil. On y voyait une Noëlla modifiée, la bouche haineuse et le regard impitoyable. d'abord, cétait une silhouette sombre et indistincte, un peu effrayante par la sourde menace qu'elle représentait. Puis, cette ombre se précisait, prenait peu à peu plus de netteté et d'importance, sans qu'on comprenne le sens de cette apparition dans l'histoire. Mais qui était donc cette femme qui, à la dernière image, l'oeil révulsé, brandissait une dague triangulaire gangereusement effilée ?
    - C'est elle ! hurla presque Noëlla.
    Elle désignait le dernier dessin d'un doigt tremblant.
    - C'est vous ! criai-je à mon tour.
    - Non... c'est elle !... Elle l'a tué, insista la modèle vivant du dessin. Darteuil m'a téléphoné, hier soir. J'étais au studio avec Meunier, le photographe, et d'autres copains. Une petite fête. Darteuil n'avait pas voulu venir. Il m'a appelé à un moment pour me dire que ça n'allait pas... quelque chose d'étrange se passait... Je me souviens maintenat !... Darteuil m'a dit :
    " Ton personnage m'échappe... Il me déteste autant que toi... Il va finir par me tuer... Viens vite, j'ai peur...".
    - J'ai ri et j'ai raccroché.
    Moi aussi, j'ai ri. La môme Noëlla aurait pu faire une jolie petite sorcière dans un film mais, pour un jury d'assises, il fallait quelque chose de plus convaincant. C'est ce que je lui ai dit avant de partir.
    Il n'y a pas eu de procès. Les rares suspects joignaient à des alibis inattaquables une parfaite absence de mobile. Même Noëlla semblait hors du coup.
    A l'autopsie, on avait retrouvé la cause de la mort : une longue plume à encre de Chine, triangulaire et dangereusement effilée, fichée en plein coeur de la victime. Comment était-elle arrivée là ?... Je crois que les gars de l'Institut médico-légal sont encore en train de le chercher.
    Moi, bien sûr, grâce à Noëlla, j'avais bien ma petite idée. Mais je l'ai gardée pour moi.
    Comme quoi, pour une fois, j'ai su la boucler.


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