• L'Organisation Internationale pour l'Alimentation a installé des laboratoires modernes dans une île volcanique du Pacifique. Aux pieds d'un volcan en sommeil, un lac paisible enferme une centaine d'îlots où, dans chacun d'eux, on a reproduit la végétation et le climat d'un coin du monde en vue d'y étudier des plantes et des animaux nouveaux devant mieux nourrir l'humanité. C'est pourquoi on a appelé cette île, l'île de l'Abondance.
    Tout allait bien dans ce centre de recherches jusqu'à l'arrivée d'un étrange chirurgien, M. Smith, un spécialiste de la "méga-génétique", ou art de reproduire des plantes et des animaux géants...
    Cinq ans se sont écoulés et, au cour d'une promenade avec le Dr Smith le directeur des recherches fait le point de la situation.
    - Smith, cette île et son monde ne sont pas faits pour vous. Croyez-moi, le plus sage serait de regagner votre Oklahoma natal et d'y exercer la chirurgie, paisiblement, dans un "trou" calme...
    - Exercer la chirurgie ? répondit irrité l'Américain. Mais je suis un savant, monsieur... le créateur de la mégagénétique !
    - Hélas ! oui... Mais votre talent ne s'accompagne pas des vertus que doit avoir un biologiste. Il y a cinq ans, le jour même de votre arrivée, nous avions parlé de nos travaux et de ceux que vous comptiez entreprendre. Peu après votre débarquement, nous avions fait cette même promenade. Je vous avais dit devant ces ruches : "Un essaim de quinze mille abeilles donne trente kilos de miel par an. Il nous faudrait des abeilles mille fois plus grosses pour multiplier par mille la quantité de miel produite. Car maintenant que l'homme se nourrit principalement de conserves et de produits synthétiques, le miel, aliment naturel tout prêt et riche en vitamines, est devenu d'une importance capitale pour la santé". Vous vous êtes mis au travail et le résultat a failli nous coûter la vie et anéantir l'oeuvre de vingt ans de recherches dans l'île de l'Abondance.
    - Le fait d'être directeur de ce centre vous autorise-t-il à m'accabler continuellement de vos reproches ? Faut-il vous rapeler que les sociétés d'abeilles sont trop importantes ? On ne pouvait pas concevoir une ruche de quinze mille abeilles si celles-ci devaient avoir la taille d'un pigeon. Il est naturel d'étudier d'abord des espèces voisines vivant en colonies moins nombreuses et d'appliquer ensuite les résultats aux abeilles.
    - Alors, reprit le directeur, vous nous avez fait des guêpes d'un kilo, pourvues d'une force herculéenne et d'un aiguillon de cinq centimètres. Vous avez commis la négligence criminelle de laisser ces monstres en liberté. Résultat : cette horrible journée de printemps où, réveillées de leur sommeil hibernal, les méga-guêpes ont tué à coups de dard les deux vaches de notre ferme, puis ont envahi la cuisine et les laboratoires, er éveillant votre hilarité. Pourtant, sans l'emploi des gaz somnifères, elles nous auraient assassinés !
    Smith haussa les épaules.
    - Qui aurait été capable de prévoir que les méga-guêpes pourraient voler et tenir en l'air un corps aussi lourd que le leur ?
    Les deux hommes s'engagèrent dans un véritable labyrinthe d'îlots rocheux qui communiquaient par des passerelles métalliques; chaque îlot était réservé à une espèce animale ou à une expérience déterminée. Les dernières paroles de Smith n'avaient pas convaincu le directeur qui revint à la charge :
    - Oui, la recherche scientifique est pleine d'imprévu. Raison de plus pour être prudent. Un épicier peut se tromper et vous donner un produit pour un autre; un tourneur peut abîmer une pièce sur cent... Mais un pharmacien n'a pas le droit de se tromper de médicament  et un chirurgien ne doit pas abîmer un seul des organes qu'il opère. Voilà ce que je vous avais dit à la suite de votre dangereuse négligence. Alors...
    - Alors, reprit Smith ironique comme s'il fredonnait un refrain bien connu, vous m'avez chargé d'une histoire de lapins...
    - De quoi vouliez-vous que je vous charge ? Nous sommes payés par les contribuables de tous les pays pour apporter des améliorations à leur existence. Dans cette même île, trois de nos compagnons travaillent dans l'espoir de mettre au point un procédé pour mater les éruptions volcaniques. S'ils aboutissent, ils seront un jour célèbres; en attendant, ils risquent tous les jours leur vie dans la gueule de ce volcan. D'autres jouent autour de nous des rôles peu spectaculaires, mais combien intéressants. Regardez: il montrait du doigt une série d'îlots recouverts de glace, les "Spitzberg". Que leur nom leur va bien ! Nous sommes portant sous les tropiques, mais sur ces îles la glace maintient un climat polaire avec sa faune et sa végétation propres.
    - Oui, mais à moi on a donné des lapins...
    - Le lapin est un animal des plus intéressants pour l'humanité. Dans de vastes contrées surpeuplées, le lait est un luxe et on ne goûte à la viande qu'une ou deux fois par mois. C'est le lapin qui fournit la viande la moins chère; mais pour que le lapin soit encore plus utile, il faudrait qu'il atteigne la taille d'une chèvre. Une chèvre allaite un ou deux cabris; une lapine, six ou huit lapereaux. Le rêve est d'avoir des lapines qui fournissent quatre ou cinq fois plus de lait qu'une chèvre et des lapins assez grands pour qu'on puisse débiter leurs côtelettes...
    - Alors, on s'est adressé à moi, spécialiste de la méga-génétique.
    Les veines de Smith gonflèrent sur son cou; il était manifestement en colère.
    - Je ne suis pas venu ici pour m'occuper d'abeilles et de lapins comme un paysan quelconque. Je veux créer des êtres étranges et puissants, des bêtes bizarres pour être montrées dans les zoos du monde entier!...
    Le directeur conserva son calme devant le délire de ce savant singulier et insista :
    - Grâce aux progrès de la médecine, la population du monde s'accroît journellement de cinquante mille personnes. Comme si chaque jour en nous réveillant, il nous fallait créer les moyens de ravitailler une nouvelle ville affamée qui aurait poussé pendant la nuit. Or, qu'offrez-vous aux gens qui ont le ventre vide ? Des King-Kong pour les cirques, des ornitorhésus pour des baraques foraines.
    Les deux hommes s'arrêtèrent devant un rocher où s'ébattaient deux créatures hideuses. Imaginez un canard qu'on aurait scié en avant de ses pattes et un singe coupé en deux. Eh bien ! les ornitorhésus étaient l'assemblage de la moitié avant du singe et de la moitié arrière du canard.
    Le directeur prit un air peiné :
    - Voilà ce que vous faites de nos animaux, voilà à quoi vous employez votre talent de chirurgien !... Aussi, j'ai demandé votre rappel aux Etats-Unis...
    - Mon rappel ?... Mais je ne peux pas rentrer aux Etats-Unis !
    - Vous ne pouvez pas rentrer ? Mais qui êtes-vous donc au juste ?
    Smith était bouleversé par la perspective d'un retour en Amérique. Mais sa réplique l'avait trahi, et alors, il se lança dans une série de protestations embarrassées.
    Soudain, un grondement sourd secoua l'île et jeta les deux hommes par terre.
    - Le volcan ! s'écria le directeur en regagnant rapidement son bureau.
    - Ne restez pas par ici, Smith ! Les fauves peuvent s'affoler et devenir méchants.
    A quelques kilomètres au-dessous de l'île, le magma et les vapeurs avaient atteint une pression formidable. Leur poussée soulevait des milliards de tonnes de croûte terrestre. Si celle-ci venait à ceder, ce serait la montée vertigineuse du magma par le point le plus faible, c'est-à-dire par l'ancienne cheminée du volcan. Ce serait ensuite l'"ruption violente de lave et de cendres incandescentes, le crevassement du sol autour du volcan et, lorsque des milliers de tonnes d'eau se seraient engoufrées par ces crevasses pour se transformer en vapeur dans le sous-sol, l'île éclaterait dans une formidable explosion.
    Tous les hommes s'étaient rassemblés et, sur les ordres du directeur, avaient pris place sur un bateau prévu à cet effet depuis que les services météorologiques avaient pronostiqué l'imminence de l'éruption. Le bateau s'était éloigné sans Smith, seul manquant à l'appel. De temps en temps, losque la terre se taisait et que cessait la plainte rauque des fauves, on entendait ses éclats de rire : il était devenu fou.
    A bord d'un hélicoptère, le directeur et les trois géologues s'approchèrent du volcan pour tenter la plus grande expérience atomique de tous les temps. Depuis des années, trois grosses charges d'explosif avaient été disposées dans autant de puits forés profondément à la base du volcan. Maintenant, l'un des géologues tenait sur ses genoux le petit apppppppppppppppareil qui permettrait de déclencher la triple explosion atomique.
    Il s'adressa au directeur :
    - Les effets de l'explosion peuvent exceptionnellement jouer un rôle contraire de celui que nous espérons et faciliter l'éruption au lieu de la mater. Il est donc préférable d'attendre le moment critique, le premier signe d'activité du volcan.
    - Je vous fais confiance, Martin, déclenchez l'explosion quand vous le jugerez opportun !
    Au-dessous de l'hélicoptère, la terre bopugeait toujours et on voyait courir et s'agiter les bêtes qui peuplaient les petites îles du lac. Martin n'avait de yeux que pour le cratère du volcan. Lorsqu'il y vit sortir un panache de fumée, il tira une manette de son appareil électronique. Les quatre hommes assistèrent alors au spectacle unique d'un volcan se fragmentant en mille morceaux qui s'effondrèrent aussitôt en produisant une rumeur sourde. Un nuage de fumée et de vapeurs recouvrit ensuite l'île.
    Une heure après, lorsque la poussière et les vapeurs se furent dissipées, l'hélicoptère se posa au sol. La terre ne bougeait plus; à peine si on percevait de temps en temps l'écho d'un roulement lointain. La masse immense du volcan s'était effondrée sur la crevasse qui alimentait sa cheminée, l'obstruant à jamais.
    Les quatre hommes essuyèrent la sueur qui perlait à leur front. Le bateau qui attendait au large fut rappelé par radio et le directeur partit à la recherche de Smith. Il savait qu'il avait une chance de le retrouver dans "Oklahoma", la petite île qui lui avait été attribuée pour ses recherches. Mais il n'en fut rien : le fou avait disparu.
    Deux mois après, un botaniste qui venait de prendre service dans l'île, découvrit dans un fourré une plante monstrueuse. C'était une dionée, cette plante carnivore d'Amérique qui attrape des insectes et les digère en les arrosant d'un liquide semblable à notre suc gastrique. Mais quelle dionée ! Elle n'avait qu'une seule feuille meurtrière, mais longue de deux mètres ! Il fallut la force de trois hommes arcboutés sur autant de leviers pour desserrer les mâchoirs de la plante. Dedans, apparut le squelette du savant fou.
    On sut plus tard que Smith était un anormal recherché par la justice pour excès meurtriers dans l'exercice de la chirurgie. Il s'était fait justice lui-même en se servant du dernier monstre qu'il avait créé à l'insu de son chef.
    L'île de l'Abondance a retrouvé son calme, et le souvenir de l'hallucinant docteur Smith ne hante plus ses mille laboratoires.


    votre commentaire