• Annie branche le transistor. Grandes ondes. Le générique de Darty emplit la pièce de ses notes entraînantes. Patience. Il y aura peut-être un rock. Elle regarde par la fenêtre de son 5ème étage. Le grondement des voitures monte jusqu'à elle. La fumée des pots d'échappement forme une nappe grisâtre au-dessus des carosseries coincées dans l'embouteillage.
    Lassée du spectacle, elle allume une Marlboro. Le goût âcre du filtre brûlé lui fait pousser un rugissement. Elle écrabouille la cigarette dans le cendrier débordant de mégots et se tourne vers le transistor. Elle tripote nerveusement le bouton sélecteur :
    "Euro-marché, une nouvelle race de magasins... twit... considérez-vous la bande dessinée comme un art à part entière... twit... prix de l'Arc de Triomphe, tous courus, premier le..."
    Annie lance l'appareil contre le mur. Il éclate. Elle se précipite, un rictus sauvage contractant ses traits, et piétine les morceaux répandus sur le parquet. Puis, soulagée, allume une autre Marlboro.
    Quel après-midi infect ! Alors qu'il suffirait, pour être bien, de tendre le bras et de le prendre. Dans le deuxième tiroir de la commode, derrière la pile de collants sales. A côté des pastilles Valda. A un mètre de sa main. C'est facile. Mais Annie n'ose pas bouger. Car si elle le voit, il faudra qu'elle l'avale. Lui. Le dernier comprimé de Valium 10. Et après, plus rien. Et après, la nuit blanche. Ou descendre, faire les pharmacies du quartier, et s'entendre dire : "Vous avez une ordonnance ?" Bande de cons. Des lois débiles.
    Le téléphone en dérangement, plus de radio, l'ascenseur en panne, Annie sent qu'elle va craquer. Il faut bouger, faire quelque chose. Voilà, c'est ça, prendre un bain très chaud.
    Elle ôte son Levis, son T.shirt et se retrouve en slip devant la glace : "En fait, j'ai tout pour séduire un mec. Evidemment, quand on regarde de près, il y a des détails qui clochent. Mes yeux, par exemple, petits, ronds, moches. Des plaques rouges autour du menton. Sûrement à cause des épinards trafiqués. Des ongles rongés par le stress de la vie quotidienne. Une cicatrice d'appendicite un peu boursoufflée. Avec du fric, je ferais un procès à ce toubib... Enfin, de loin, la silhouette n'est pas si mal. J'aurais presque pu être mannequin".
    Le bain chaud a fait du bien à Annie. Pour un peu, elle serait en forme. Elle prend son pantalon de skaï noir jeté sur une chaise et se tortille pour l'enfiler. Il moule à merveille. Il est impec. Avec ça, une chemise de satin noir. Parfait. Elle retourne devant la glace : "Humm... sexy et tout !... Mais pour qui ? Pour QUI ? Salaud de José ! Parti avec ce salaud de Pierrot. Tous des salauds ! J'aurais dû m'en douter. Mais je suis trop conne".
    Annie ouvre le tiroir, écarte la pile de collants sales et contemple le flacon. Derrière cette mince paroi cylindrique est tapi l'unique comprimé, est tapi le calme, le repos. Non. Tenir jusqu'à ce soir. Compenser par des Valda. Elle en enfourne une dizaine à la fois. Une sensation glacée et piquante lui envahit la bouche et le nez. Elle en a les larmes aux yeux. Une extase momentanée.
    Annie tourne dans l'appartement, le paquet de Valda à la main. Elle s'arrête. Elle écoute : "Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent sur le palier ?"
    Elle s'approche de la porte et regarde par l'oeilleton. Déformée par le grand angle, l'image d'un ouvrier en salopette grise s'active devant l'ascenseur. Annie ouvre doucement la porte et s'immobilise. Elle étudie le dos massif de l'homme, sa nuque épaisse.
    "Vachement baraqué" se dit-elle, "une vraie bête ! Pas comme cet avorton de José, avec ses côtes saillantes et sa poitrine creuse. Je me demande comment ce genre de gorille se comporte au plumard. Voyons quelle tête il a..."
    Elle se déplace de façon tellement silencieuse qu'il ne l'entend pas. Elle l'observe tandis qu'il dévisse la plaque de cuivre entourant les boutons. Il doit avoir dans les 35 ans. Des cheveux noirs, courts et bouclés.
    - Eh ! Monsieur Roux-Combaluzier !
    Surpris, il tourne la tête. Une large face carrée. Des yeux noirs. Un teint basané.
    - Vous en avez pour longtemps ?
    Il a un sourire gauche :
    - Encore pour une bonne heure, madame. Cette mécanique est fatiguée.
    Annie s'appuie au chambranle. Elle échancre un peu son chemisier.
    - Ca vous plaît, ce boulot ?
    Il ouvre la bouche pour répliquer puis n'en fait rien et plonge dans sa caisse à outils.
    - Vous êtes d'origine étrangère ?
    Il tourne la tête à nouveau :
    - Non, je suis d'Albert, dans le Nord. Pourquoi ?
    - VOus êtes si brun, si fort...
    Silence. Le regard de l'homme balaye le corps de la jeune femme, ses formes soulignées par les vêtements noirs, brillants, la blancheur de son décolleté. Annie perçoit son trouble. La situation l'excite. Il doit être brutal, animal, il serait capable de la battre...
    - Vous n'avez pas envie d'une récréation ?
    - Mais madame...
    - Nous pourrions monter au 7éme, comme ça, pour rire, le 7éme, vous voyez ?
    - Mais madame, je ne vous connais pas ! C'est que... je n'ai pas fini de réparer, c'est risqué.
    - Vous travaillerez beaucoup mieux au 7éme, monsieur Combaluzier.
    - Je m'appelle Jean.
    - Et puis au 7éme, ce sont les chambres de bonne, vous serez plus tranquille.
    Il tripote sa boîte à outils d'un air emprunté. Elle lui passe ses doigts aux ongles rongés dans les cheveux.
    - Alors, nous montons ? Rien que deux petits étages...
    - Et la concierge ?
    - Elle est asmatique, elle ne dépasserait pas le 2ème.
    Annie déboutonne entièrement son chemisier. Au bout de ses seins en forme de poire ses tétons sont bien dressés. Une lueur de concupiscence traverse les yeux sombres de l'homme. Il avance ses grandes mains pleines de cambouis et la pétrit avec violence. Il la serre avec tant de force qu'elle croit étouffer. Il lui enfonce une grosse langue pâteuse dans la bouche. Elle le repousse :
    - Pas si vite, les locataires peuvent sortir. Montons.
    Avec des gestes fébriles, l'homme ferme la grille et pousse sur le 7. La machine vétuste s'élève péniblement, les poulies grincent, la ferraille geint.
    Serrés l'un contre l'autre dans l'étroite cabine, il souffle à l'oreille d'Annie qu'elle est belle, qu'elle sent bon la Valda. Ses mains tremblent en la palpant, sa respiration s'accélère, se fait haletante. Annie, les joues en feu, s'abandonne au désir du mâle et commence à perdre tout contrôle. Le vieil ascenseur, secoué en tous sens, vibre à leur rythme.
    L'homme essaye d'ouvrir le pantalon de skaï. Annie lui prend la main :
    - Attends, tu me baiseras sur le palier, avec ta salopette crasseuse !
    L'ascenseur s'arrête au 7ème. Annie veut sortir. Les portes sont bloquées. Elle s'affole :
    - Jean, fais quelque chose, nous sommes coincés !
    - Il y a un problème, j'ai oublié mes outils en bas. Essayons par le toit.
    Il fait un mouvement. Un craquement lui répond. Sa large face carrée blémit. Un deuxième craquement la rend livide. Annie hurle. Quelques boulons se détachent. Et soudain, dans un tintamarre épouvantable, la cabine tombe à pic dans la cage.
    Annie et Jean n'ont pas le temps de voir défiler le médiocre film de leur vie. Leurs corps disloqués s'enlacent au sous-sol pour l'éternité.
    Au rez-de-chaussée, accrochée à la grille, la pancarte "en panne" se balance doucement.


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