• Tom Mac Gréag, à l'âge de soixante-douze ans, avait atteint une confortable aisance sans avoir pour autant perdu sa verdeur et son incomparable instinct d'antiquaire. Sa boutique ouverte sur la baie de la Forth était renommée dans tout Glasgo, et il n'étit pas un bourgeois de la cité d'Aberdeen, voire d'Edimbourg, qui ne se flattât de posséder en bonne place un meuble déniché par le vieux Tom. Sa silhouette marquait étrangement dans cette grande ville de Glasgow. Haut de cinq pieds à peine, serré dans un habit puce démodé, il évoquait irrésistiblement l'ombre d'un de ces marchands du XVIIIè siècle qui firent la fortune du port écossais. De ces grands ancêtres, il conservait aussi les traditionnelles "qualités" : l'obstination, la patience et cet irremplaçable respect de l'argent qui pousse l'Ecossais à "dénicher un pnny dans un crotin de cheval"...
    Le coup de génie de Tom Mac Créag, vingt-cinq années auparavant, avait été de lâcher sur les Mighlands, la haute région d'Ecosse riche de petits villages perdus, une équipe de courtiers entreprenants qui rafla pour des prix dérisoires tout l'héritage artistique des vieux Celtes : bahuts, armoires, vaisselles, huches et lits scuptés... Tout cela se vendit comme des pains au lait. Tom Mac Créag réalisa des bénéfices monstrueux et fut assez habile pour se faire passer pour un artiste "soucieux avant tout de préserver le patrimoine national de l'Ecosse"...
    Ainsi parlaient les journalistes... Sa renommée s'étendit fort loin et des marchands de Londres couvrirent d'or "ce grand Ecossais désintéressé" (c'était encore une phrase du "Glasgow Standard") pour qu'il fournît la clientèle de la capitale...
    Enfin, en un mot, l'affaire de Tom Mac Créag constituait une belle réussite... Et les hommes de sa génération, ses amis, pour la plupart des capitaines et d'anciens armateurs, s'inclinaient devant "Tommy", dont la carrière était une illustration éclatante du réalisme écossais.
    Or la pièce maîtresse de la boutique d'antiquité était un bahut ancien, hérissé de ferrures, qui provenait d'un hameau des Gramplans. Mac Créag  n'avait jamais voulu se défaire de cette pièce de musée. Voici quelle était la véritable raison de cet attachement : une solide légende était attachée à ce monument vénérable qui avait appartenu au fameux capitaine Kid, qui, chacun le sait, vint terminer sa vie aventureuse de méprisable pirate dans un bourg ignoré, au pied du mont Ben Nevis...
    Ce Kid, se méfiant de ses conctoyens, avait dissimulé, toujours d'après la légende, une sorte de testament dans une cache secrète du bahut... On parlait d'un trésor fabuleux. Il est vrai que Kid avait fait pas al de ravages du côté des possessins espagnoles d'Amérique.
    S'il existait un secret de bahut, le vieux forban l'avait en tout cas emporté dans la tombe...
    Et les années avaient passé... Mac Créag, devenu possesseur du bahut, caressa longtemps le rêve de retrouver le parchemin. Il en avait passé des heures autour de ce bahut. Inventoriant chaque ligne du bois, sondant chaque épaisseur, épiant quelque déclic, imaginant le mécanisme étrange d'horlogerie qui, un jour, se déclencherait... Le succès n'avait pas répondu aux recherches patientes de l'antiquaire... Des esprits malins lui conseillèrent d'attaquer carrèment le bahut à la hache et de le réduire en bûchettes... Si le testament existait, il ne passerait pas inaperçu dans les copeaux. Mais c'était là jouer un jeu dangereux, et Mac Créag n'était pas homme à jouer sur des suppositions un pari aussi stupide... Le bahut, tel qu'il était, représentait malgré tout, au bas mot, cent bonnes livres sterling...
    Donc le doute persistait depuis des années, et Glasgow tout entier partageait les incertitudes de son antiquaire... après tout, ces rumeurs n'étaient pas faites pour déplaire au commerçant rusé : elles augmenteraient  a valeur marchande de l'antique bahut... Peut-être se trouverait-il un jour un riche amateur...
    Un matin, en rentrant dans sa boutique, Tom Mac Créag constata qu'un carreau de sa vitrine était brisé. Le vent avait soufflé en tempête toute la nuit, et le carreau, déjà fêlé, avait cédé. Pourquoi l'antiquaire attacha-t-il tant d'importance à ce léger accident ? Le lecteur est en droit de se le demander...
    Eh bien ! tout simplement parce que Tom Mac Créag devait marquer ce jour d'une pierre blanche...
    Sur le coup de midi, Joël Kangar, critique d'art d'un important journal du matin, poussa la porte de l'antiquaire... Kangar était jeune et indépendant... Il avait quelquefois égratigné d'une plume ironique l'épiderme de Mac Créag, mais celui-ci ne lui en voulait pas...
    Ils se serrèrent la main cordialement...
    - Hello, Mac Créag, je tiens un client sérieux pour votre bahut. Si cela cous agrée évidemment. Un espèce d'original collectionneur à Liverpool... Il serait prêt à acquérir votre meuble pour cent cinquante livres. Je n'ai rien à y voir. j'ai reçu cette lettre au journal...
    Mac Créag réagit immédiatement :
    - Affaire conclue, Kangar ! Vous avez l'adresse de votre client ?...
    Le journaliste soulevait le couvercle du coffre et le laissait tomber bruyamment...
    - By jove, Kangar, faites attention... Ca se manie comme de la porcelaine, ces trésors-là...
    Il n'eut pas le temps d'en dire davantage sur ce sujet...
    - Non, je ne marche pas, Kangar... je ne marche pas...
    Avec des soins extrêmes, il tirait sur un papier gris et fort...
    - Le testament, Kangar... le testament du capitaine... Je vous donne vingt guinées pour que vous n'en parliez pas...
    - Allez au diable, vous et votre testament...
    Le critique d'art se dirigea vers la porte sans se retourner...
    Tom Mac Créag, à genoux devant le bahut, retirait précautionneusement de la rainure du couvercle le parchemin noirci aux angles écornés...
    Par les soins de Joël Kangar, la nouvelle se répandit dans la ville comme une traînée de poudre... Et toute la ville attendit...
    Qu'allait faire du testament le vieux Tom Mac Créag ?...
    Les choses allèrent plus vite que l'on ne l'imaginait... Un soir, quinze amis de l'antiquaire furent convoqués par lettre expresse :
    "Rendez-vous le soir, demain neuf heures, chez votre ami Tommy".
    Ils ne manquèrent pas de s'y rendre...
    Mac Créag  n'y alla pas par quatre chemins :
    - Mes amis, ne vous étonnez pas si je vous tiens un langage direct. Entre Ecossais de notre génération, les faux-fuyants ne sont guère de mise... Je tiens le document du capitaine Kid, et l'emplacement de son trésor est quelque part dans le Pacifique. Vous êtes tous d'anciens marins. Acceptez-vous de naviguer sous mes ordres jusqu'à cette île fabuleuse... Bien sûr, nous ne sommes plus jeunes, mais le jeu en vaut la chandelle. Nous partons dans deux mois, jour pour jour...
    Ils acceptèrent d'enthousiasme...
    Le capitaine Collins, qui possédait un solide banquier de soixante-quinze pieds, fut accepté comme "chef technique" de l'expédition...
    Et, dès le lendemain, les préparatifs commencèrent. Les vieux coureurs d'aventures ne craignaient qu'une seule chose : mourir avant que l'ancre fût levée...
    C'est pourtant ce qui arriva à Cornélius Flaherty, qu'on dut remplacer au pied levé... Mais il en fallait davantage pour tempérer l'optimisme de Mac Créag et de ses hommes...
    La boutique fermée, l'antiquaire donna l'ordre de pousser les chaudières, et le départ eut lieu. Le "Consuéror", baptisé ainsi pour la circonstance, battant pavillon de Sa Majesté Britannique et traîné par un remorqueur, quitta Glasgow et cingla vers la haute mer... Sur les quais, une foule de curieux poussa de retentissants "hurrah " !...
    Joêl Kangar était dans la foule. Quand le navire ne fut plus qu'un point à l'horizon, le journaliste éclata de rire... Un de ses amis s'étonna :
    - Hello, Joël, c'est le départ de nos vieux marsouins qui vous rend si gai ?... Moi, je trouve cela très émouvant...
    - Ca se peut bien, cher ami... Ces vieux Ecossais entreprendraient le tour de la terre pour un écu rogné... Enfin les voyages forment la jeunesse.
    Le soir même, il télégraphiait à Panama, à l'adresse du capitaine du "Conquéror" :
    "Cher vieux Mac Créag, je vous ai drôlement fait marcher. Laissez les îles Cocos en paix et revenez avec votre équipage à Glasgow, vous aurez vu du pays, et c'est tant mieux, mais vos amis se languissent de vous". Signé : Capitaine Kid.
    Et, avec un plaisir sans mélange, Kangar imagina la tête de Tom Mac Créag au reçu de ce télégramme.
    Car l'histoire du parchemin avait été une vaste plaisanteie montée par une demi-douzaine de jeunes gens de la ville...
    Le parchemin sortait des tanneries de Glasgow. Kangar avait écrit le texte de main de maître et s'était introduit de nuit chez l'antiquaire en cassant un carreau... Les "qualités" écossaises avaient fait le reste...
    Trois mois plus tard, le "Conquéror", rebaptisé "Douce Ecosse", rentrait à Glasgow avec un chargement de canne à sucre, dont la vente rapporta à Mac Créag de substantiels bénéfices...
    Mais l'histoire ne dit pas s'il voua à Kangar une solide reconnaissance...


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