• le chat de platine
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    Pour fêter le dernier et éclatant succès de M. Colerette, un grand banquet avait lieu au Lesseps-Palace, sous la présidence du ras. Celui-ci, en grande tenue, c'est-à-dire avec une cravate verte à son slmoking au lieu d'une cravate rouge, avait à sa droite le héros de la fête, et à sa gauche la princesse Balkis.
    Le chef de la police égyptienne,  M. Laitance, directeur de l'Opéra, Tiffon-Palamos, grand majordome, le lieutenant Morovitch, occupaient également des places d'honneur.
    Le gros des convives était constitué par la presse de Port-Saïd, par la colonie éthiopienne et par l'équipage de l' "As de Carreau". Le lendemain, le paquebot de la Compagnie générale méditerranéenne devait continuer son voyage sous la direction des Gardes du Palais, auxquels notre détective avait repassé ses lourdes responsabilités. Mais ils auraient quand même la tâche plus facile, puisqu'on signalait la capture, dans un cabaret du port, de toute la bande du Double-Six, désemparée par la défaite de son chef.
    Les Gardes, armés de grenades et de mitraillettes, entouraient un socle de marbre sur lequel le Chat de Platine était posé. Tous les regards convergeaient sur l'inégalable "Merveille", autour de laquelle tant d'intrigues s'étaient nouées.
    Au bout de la table, perdus dans la foule des stewards de deuxième classe, étaient relégués Jean-Jacques et Marinon, qui n'en arboraient pas moins leur meilleure humeur.
    Le chef de la police était en train d'expliquer à M. Colerette comment, à la prison de la ville, on faisait bonne garde autour de Sidonie. La dangereuse criminelle avait déjà tenté trois fois de s'évader. Ramenée dans sa cellule, elle avait demandé un bain de pied à la moutarde et des nouvelles de Colonel. Parmi tant de cruautés et d'impostures, il semblait bien que l'attachement de la "vieille bonne"  pour le canard familier fût un sentiment sincère.
    Insoucieux des événements, le dit canard se promenait dignement sur la table. Il se gardait de toucher au contenu des assiettes. Mais il engloutissait à la dérobée les gants, les houpettes à poudre, et les petits cartons du menu. Pour finir, il entreprit même d'absorber le diplôme d'Etoile-à-vingt-neuf-branches, que le ras venait de conférer solennellement à M. Colerette.
    A la fin du repas, M. Colerette qui avait essuyé sans broncher les sept discours dans lesquels on célébrait sa sagacité, sa tenacité et son courage, se leva :
    - Mesdames et Messieurs, déclara-t-il avec rondeur, un détective n'a besoin que d'une qualité : le Don... s'il ne l'a pas, rien ne lui réussira, eût-il même l'esprit plus pénétrant qu'une vrille d'horloger. S'il a le Don, il peut être froussard, stupide et irrrésolu, à la rigueur, vous me comprenez, c'est seulement une hypothèse que je fais, il ira de triomphe en triomphe. Par le plus grand des hasards, le Don m'est échu. Je n'y ai aucun mérite... Si donc j'ai capturé le ténébreux M. Douze, d'autant plus difficile à répérer qu'il était à côté de moi, qu'il n'était autre que ma vieille bonne, et si je compte bien n'en pas rester là, il ne faut pas m'en féliciter. Le Don seul a tout fait... Sa Seigneurie le ras a bien voulu lever son verre en mon honneur. Moi, je bois au Don !... Au Don précieux, au Don ami. Autrement dit, à l'amidon... Ah ah ! j'en ai de bien bonnes ! Comment trouvez-vous ce calembour ?...
    Au milieu du silence général qui suivit, un rire servile se fit entendre. Il venait d'un petit homme, aux cheveux rares, qui se trouvait à l'autre bout de la table. C'était l'huissier Barbotin qui, le matin même, était arrivé de France pour assister au banquet en l'honneur de son patron.
    Satisfait, celui-ci enchaîna :
    -... Dans ces sentiments, Mesdames et Messsieurs, je bois à ma prochaine victime !
    Un tonnerre d'applaudissements lui coupa définitivement la parole.
    Après le banquet, M. Colerette rejoignit ses neveux, qui venaient de faire leurs adieux à la petite négresse. Le détective serrait dans son portefeuille le chèque important que le ras lui avait donné pour reconnaître ses services.
    - Eh bien, mes amis, conclut le détective, je vous propose de regagner Saint-Germain par les voies les plus directes. Un peu de repos au grand air ne me fera pas de mal. J'ai le cerveau un peu fatigué.
    - C'est vrai, mon oncle, dit Jean-Jacques.
    - Je passe l'éponge sur les quelques sottises que vous avez commises. Elles m'ont crée des difficultés supplémentaires. Mais vous voyez que je m'en suis tiré.
    - C'est vrai, mon oncle, dit Marinon.
    - Nous n'en parlerons plus, puisque tout finit bien. Une autre fois, tenez-vous mieux à votre place. Le Don ne doit pas être contrarié. Le Don exige que... Mais j'oublie que vous ne savez pas ce que c'est !
    - C'est vrai, mon oncle, dirent en choeur les deux complices.
    - Huhuphosiho ("Il a tout de même une couche !").
    - Sahahaphiphosu ("Oui, mais c'est un si brave homme !"), se dirent entre eux le frère et la soeur.
    - Cessez de siffloter comme ça ! C'est une manie ridicule, répéta M. Colerette.
    Et tous les trois, se tenant par la main, suivis de Barbotin, qui portait la pipe de merisier, et du canard Colonel, qui pataugeait dans toutes les rigoles, se dirigèrent vers le champ d'aviation de Selim-Hagar.


    FIN


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