• J'ai bien vieillit, j'ai traîné mes bottes dans tous les Etats, de l'est à l'ouest, j'ai traversé les plus sales moments sans une égratignure. Un coup de veine, voilà tout. Parce que, dans ce temps-là, on pouvait mourir à cause d'une paire de bottes. Ca vous fait sourire, hein ! Ca n'est pas cinématographique, une paire de bottes. Eh bien ! c'est pourtant ce qui est arrivé à Jim Pershing, un brave garçon, qui n'aurait pas fait de mal à une mouche.
    On suppose seulement que ça s'est passé comme ça, parce que le jour où l'on a retrouvé Jim, dans le sable, il n'était plus en état d'écrire des romans-feuilletons. D'ailleurs, il ne savait pas écrire et, de toute façon, les vautours n'avaient pas laissé beaucoup de viande sur ses os blanchis.
    Jim, c'était un gars raisonnable. La chance lui souriait toujours. Il était prospecteur dans le Colorado. Au bout de trois ans de travail acharné, il avait amassé un joli patit sac de pépites et de poudre d'or. On le jalousait bien un peu, mais le coin était bon aussi pour les autres. Il y avait parfois des bagarres, quand l'eau-de-vie avaiot trop coulé, certains soirs. Pourtant, dans l'ensemble, on s'entendait bien.
    Ca aussi, vous n'y croyez pas, hein ! Le cinéma, garçons, vous a donné une autre idée des chercheurs d'or. Il faut vous faire une raison. Nous ne passions pas notre temps à nous battre. Nous avions du travail et, le soir, nous chantions autour du feu. Il y avait des Irlandais qui entonnaient des complaintes à la gloire de leurs prés verdoyants, des Italiens, qui roucoulaient, des types du Sud, d'autres du Nord. J'ai même connu un français qui ne connaissait que des chansons à boire. Il nous donnait soif rien qu'en parlant des vins de chez lui. C'est un soir comme ça que Jim a décidé de nous quitter. Il avait le cafard.
    - T'es pas bien, ici, Jim ? que je lui dit.
    - Oh ! ce n'est pas ça, répond-il. Mais j'ai gagné assez d'argent. Je veux revoir ma vieille. Elle est dans l'Est. Une petite maison au bord d'un ruisseau. Nous étions pauvres, je suis venu tenter ma chance ici. J'ai réussi. Alors, tous les jours, je me dis :
    "Jim, mon gars, il est temps de rentrer, sinon ta chance va tourner..."
    - Des histoires...
    - Non, pas des histoires. Je pars dès demain matin.
    - Quelle blague...
    - Non, Jack, me répond-il. c'est décidé, bien réfléchi. Je dois partir...
    Hé ! garçons, j'aurais dû le retenir, l'empêcher de faire cette bêtise. Nous étions jeunes alors, des jeunes fous, inconscients, têtes brûlées.
    J'ai laissé partir mon copain.
    Je l'ai accompagné un bout de chemin, à cheval. Il s'était bien équipé pour le voyage. Il avait de l'eau, une gourde d'eau-de-vie, du pain. SAns compter l'indispensable fusil, deux revolvers et pas mal de munitions.
    - Pour aller à la chasse, disait-il.
    Il n'avait jamais tiré sur un homme, et l'idée même d'ôter la vie à son semblable lui donnait la naussée.
    Vous faites la grimace, garçons, parce que vous croyez que les vrais durs aiment le sang, la violence et la mort. Etre sentimental, pourtant ça n'empêche pas le courage. Jim était un dur, c'est vrai. Pas une brute.
    Ah ! Et voici l'essentiel. Une petite chose de rien du tout. Il s'était acheté des bottes neuves, au bazar ambulant. De belles bottes, solides. Du travail comme on en faisait alors, avec du cuir de buffle. Ces satanées bottes...
    Pendant que nous chevauchions de concert, il me dit :
    - Jack, je crois que ces bottes me serrent. Tu ne feras pas mes compliments au vieux Bill. J'espère que son eau-de-vie me conviendra mieux. Sinon, dis-lui que, si je le rencontre, un jour, je l'étrangle après avoir mis le feu à son chariot.
    Et il se mit à rire. Il était gai, Jim, tout joyeux à l'idée de retrouver sa mère et sa maison au bord du ruisseau. En attendant, il devait traverser un désert. Je le quittai, un peu triste. Nous nous serrâmes la main.
    - Bonne chance, "good luck", Jim.
    - Bonne chance ! Sacré Jack, je ne t'oublierai pas.
    Il partit vers son destin. Je retournai vers le mien.
    C'est la dernière fois que je vis Jim.
    Personne ne l'a plus revu vivant.
    Et maintenant, garçons, c'est un shériff qui jouait les limiers qui m'a raconté ce qui s'est passé. Il n'a pas été difficile de l'imaginer.
    Tout d'abord, Jim a vu sa chance le quitter.
    Il n'avait pas fait cinq lieues dans le désert que son cheval tomba. On a compris ça parce qu'on a retrouvé le squelette du cheval et la selle de Jim, avec son nom gravé. Sans doute le cheval s'était cassé une patte. Il avait le crâne éclaté, preuve que Jim l'avait achevé, pour lui épargner une agonie terrible, en plein désert. Et voilà Jim tout seul. Il emporte des vivres, ses armes, l'eau, une couverture, ses pépites et sa poudre. Revenir, il ne le pouvait pas. Le chemin qui restait à faire était plus facile que celui qu'il avait accompli à cheval. Il part donc à pied.
    Mais les bottes du vieux Bill le serraient. Avez-vous déjà marché, garçons, dans le désert, sous un soleil de plomb, sur le sable brûlant, avec des bottes qui vous serrent les pieds comme des étaux. Ah ! je vois ça d'ici.
    Jim marche. Il marche de plus en plus difficilement. Il peste contre Bill, contre les bottes. Il s'assied sur un monticule de sable ou sur un morceau de rocher. Il boit une lampée d'alcool pour se donner du coeur au ventre. Autour de lui, du sable et des plantes qui ne poussent que dans le sable, sèches, horribles à regarder. Au fond, les montagnes, rouges, et un ciel rouge au-dessus de lui. Et ses sacrées bottes avec ses pieds emprisonnés. Il écrase un scorpion, de rage, avec son talon. Et il repart en boitillant.
    Une heure plus tard, il n'en peut plus. Alors il s'arrête, se déchausse péniblement. Une fois les pieds à l'air, il se met à rire et frotte avec volupté ses orteils endoloris.
    Il regarde les bottes debout devant lui. Il décide de les remettre. Pendant qu'il met la première, l'autre tombe.
    ET JIM NE VOIT PAS LE SCORPION QUI S'INTRODUIT A L'INTERIEUR;
    Voilà comment il est mort, Jim, mon copain.
    Une histoire triste, garçons. Ce n'est pas un western, ça. Une autre fois, si ça vous fait plaisir, je vous conterai une histoire avec des coups de revolver, des chevauchées et des attaques de diligence. Mais ce soir, fichez-moi la paix. Laissez-moi fumer une pipe en pensant à Jim qui avait eu trop de chance toute sa vie...
    Trop de chance... Ouais... C'est pas toujours facile de mourir en beauté.


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