• Un matin, bien avant l'heure des visites, un homme se présenta devant le portail d'entrée de la Centrale de Fonde. Trentenaire aux traits sages, habillé d'un short et d'une vareuse, il poussait devant lui une brouette. Dans le microphone de la guérite d'accueil, le gardien Simonot, de service au portail, demanda :
    - Vous désirez ?
    L'homme sourit.
    - C'est pour une évasion à la brouette.
    - Pardon ?
    L'homme redevint sérieux, comme s'il s'efforçait à ne pas rire.
    - Y a des évasions par hélicoptère, des évasions à moto, des évasions à la voiture-bélier. Moi, c'est une évasion à la brouette.
    Ce ne fut pas le gardien de service qui éclata de rire, mais son collègue préposé au courrier qui passait dans le box à cet instant.
    - Si tu voyais ta tête ! finit-il par articuler. l'entreprise Véron fait le terrassement dans la cour B. Ils ont commencé hier.
    Simonot haussa les épaules, rit à son tour de mauvaise grâce, et appuya sur la commande d'ouverture de la porte.

    - Y a rien d'écrit sur la feuille de service, comment veux-tu que je le sache ?
    Une fois à l'intérieur, le gardien passa sa tête par la porte du box blindé.
    - Je peux voir votre badge ?
    L'homme s'arrêta, posa les pieds de la brouette sur le sol et s'essuya le front.
    - J'en ai pas. C'est la première fois que je viens. Celui que je dois faire évader s'appelle Fillipi.
    Devant l'indécision de son collègue, le préposé au courrier vint à son aide. Ce fut lui qui répondit :
    - Le chantier, c'est à droite en sortant du couloir. Quant à votre Fillipi, faut demander à l'affectation.
    Tandis que l'homme soulevait les poignées de son véhicule et s'éloignait, le fonctionnaire essuyait ses larmes.
    - J'ai un beau-frère comme ça qui pratique l'humour pince-sans-rire, très british. Je peux pas résister.
    L'homme posa sa brouette devant un escalier au pied duquel était accroché l'écriteau "Affectation".
    - Oh oh ! Y a quelqu'un ? cria-t-il.
    L'employé sortit du bureau.
    - Vous pouvez pas monter ?
    - J'ai pas le temps, je suis en train de faire une évasion à la brouette. Je cherche le détenu Fillipi.
    - C'est malin, grogna le préposé en disparaissant dans son antre. Au bout d'un moment sa voix fatiguée repassa la porte :
    - Quartier 4 couloir M. Cellule 5M, détenu numéro 17U566, mais à cette heure, ils sont au réfectoire. C'est la main-d'oeuvre complémentaire pour Véron ?
    - J'en sais rien, c'est lui que je dois faire évader.
    Le soupir d'exaspération fut audible du bureau, tandis que le visiteur s'éloignait.
    La vague curiosité provoquée par l'apparition d'une brouette dans le réfectoire fit baisser les conversations.
    - C'est pour amener le rab ? dit une voix.
    - Non, c'est pour une évasion à la brouette ! cria, encore hilare, le surveillant-chef qui venait d'ouvrir le portail électrique. Pour Fillipi !
    Le contexte aidant, il était sûr de son succès. Un éclat de rire général s'éleva, les occasions étaient rares. Tous les détenus tapèrent sur les tables et scandèrent en rythme.
    - Fil-li-pi ! La-brou-ette ! Fil-li-pi ! La-brou-ette !
    Un détenu se leva avec une grimace modeste, brandit ses mains jointes, sortit de table, et grimpa dans la brouette, sous un déchaînement d'hilarité qui secouait même les cuisines.
    - N-oublie pas de payer le taxi quand tu sera arrivé, Fillipi ! dit le surveillant-chef en ouvrant le portail dans l'autre sens.

    Poussant maintenant la brouette chargée, l'homme soufflait un peu. La roue grinçait à chaque tour. Au détour du couloir, apparut la silhouette d'un gardien galonné et d'un homme en civil.
    - Merde ! Le directeur !
    A leur vue, l'homme en civil hoqueta de surprise.
    - Mais qu'est-ce c'est que ce cirque ? Fillipi ! Vous vous croyez en colonie de vacances ? Et celui-là ? D'où il sort ?
    Sans leur laisser le temps de répondre, le directeur se tourna vers son compagnon en uniforme avec une expression qui signifiait :
    "Vous vous rendez compte de ce qui se passe dans votre quartier ?"
    - Ca doit être pour les travaux de la cour B, balbutia le gardien-chef.
    - Fillipi ! Restez où vous êtes ! cria le directeur au détenu qui manifestait l'intention de se lever. Puis il s'adressa à l'inconnu :
    - Où est votre badge de circulation ? Qui vous a donné accès à ce secteur ? Qu'est-ce que vous faites ici ?
    - Une évasion à la brouette, répondit simplement l'homme. Y a des évasions par hélicoptère, des évasions à moto, des évasions à la voiture-bélier. Moi, c'est une évasion à la brouette.
    Le directeur se tourna vers son collaborateur.
    - Il se fout de ma gueule ! Je le crois pas ! Vous entendez ça, Charton ? Je trouve un intrus sans badge dans le secteur C, et il se fout de ma gueule !
    Le supérieur en uniforme ne riait pas du tout.
    - Et c'est par là que vous êtes entré dans ce quartier ?
    - Ben oui.
    - Le hall Nord, traduisit le gardien-chef.
    - Travaux ou pas travaux, cette défaillance est inadmissible ! s'indigna le directeur. Vous me convoquerez l'équipe du hall Nord. Quant à vous... Cette lacune inouïe va nous donner l'occasion d'un petit test salutaire.
    Il posa son pied sur la roue de l'outil.
    - Vous allez sortir par le hall Sud, cher monsieur, et vous leur direz la même chose qu'à moi. Entendu ? Très malin très drôle vous êtes un farceur, n'est-ce pas ? Alors vous pouvez bien me rendre ce petit service.
    - Si vous voulez, dit l'homme, pas contrariant.
    - Et vous, Fillipi, pas un mot. Sinon, je double la ration de mitard que vous aurez de toute façon. Allez-y, tournez à droite et tout droit.
    Tandis que la brouette s'éloignait en couinant, le directeur dit :
    - Branchez la vidéo du hall Sud dans mon bureau.
    L'homme à la brouette sortit du quartier par le hall Sud dans un concert d'éclats de rire. Il se retrouva dans la cour et se dirigea d'un pas régulier vers le portail principal, tandis que le directeur fou de rage convoquait tous ses subordonnés. Les téléphones sonnaient partout, plus personne ne s'occupait de lui.
    D'abord, il entendit le couinement. Quand Simonot tourna la tête, son visage prit le masque de l'incrédulité incarnée. L'homme s'approchait du portail, avec un passager dans son véhicule. Un flux inhabituel parcourut le cerveau du surveillant. S'il risquait sa carrière, la moitié du personnel la risquait aussi, sans parler de la direction. Après scandale et enquête, ils seraient sans doute tous rétrogradés d'un ou deux échelons, à coup sûr les huiles préféraient étouffer l'affaire. Alors, pour l'unique fois de sa vie, Simonot agit pour la beauté du geste. Quand la brouette arriva devant le portail, il appuya sur le bouton d'ouverture du sas. L'homme remercia d'un léger mouvement de menton et sortit. Son passager fermait les yeux. Simonot les regarda s'éloigner jusqu'à ce qu'ils disparaissent, là-bas, au tournant de la route, après le parking. Il aurait quelque chose à raconter avant de mourir.


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