• Georges était un garçon très heureux. Il trouvait la vie belle et peu lui importait d'habiter un logement inconfortable au rez-de-chaussée, au fond de la cour d'un vieil immeuble, et d'user ses vêtements jusqu'à la trame.
    - Ce qui compte pour moi, disait-il à ses camarades d'école, c'est d'avoir de bons copains comme vous tous, un bon dîner, ma bonne grand-mère qui m'attend le soir à la maison et un bon lit bien chaud pour dormir.
    Tout était bon pour son bon caractère !
    Il n'allait au cinéma qu'à l'occasion des séances gratuites offertes aux enfants des écoles et ne possédait aucun jouet, sa grand-mère, qui travaillait comme femme de ménage, gagnant juste assez pour lui procurer le nécessaire. Mais cela lui était vraiment égale de n'avoir jamais reçu un train électrique ou une paire de patins à roulettes. Car il avait Kiki !
    Georges ne se lassait pas de proclamer les louanges de son ami à quatre pattes :
    - Kiki vaut mieux que tous les jouetrs de la terre !... C'est un trésor, une merveille unique !... Le plus sensationnel des chiens, mon Kiki !...
    Cette merveille unique n'appartenait pas à l'aristocratie canine dont les représentants décrochent des médailles dans les expositions. Il avait la taille d'un fox, le poil cocker par la longueur et hyène pour la couleur, une queue en trompette, une oreille en l'air et l'autre sur l'oeil, la plus intelligente et la plus malicieuse physionomie de ouistiti qu'on puisse imaginer; un coeur fidèle et un caractère indépendant.
    - Moi, disait encore Georges, après ma grand-mère, c'est Kiki que j'aime le mieux ! Car mon meilleur copain n'a pas autant de qualités que mon Kiki...
    Kiki était toujours de bonne humeur, il devinait toutes les pensées de Georges et savait parfaitement lui faire comprendre les siennes. Il existait entre les deux amis une entente tacite et inébranlable.
    Pour faire plaisir à son maître, Kiki exécutait tous les exercices acrobatiques et toutes les pitreries que Georges s'amusait à lui apprendre. Il marchait sur ses pattes de derrière au pas de parade, la patte à l'oreille; il valsait, chantait en aboyant sur plusieurs tons. Georges lui avait fabriqué une petite pipe que Kiki tenait entre ses dents pour lire le journal, assis devant la table, une vieille paire de lunettes de grand-mère sur le nez. Il ne manquait pas de conduire son maître à l'école et n'était jamais en retard pour l'attendre à la sortie. Et malheur à celui qui aurait osé lever la main sur Georges devant Kiki ! A la suite d'expériences de ce genre, tentées par de facétieux garçons, certains fonds de culottes lui étaient restées entre les crocs...
    De son côté, Georges prenait toujours le parti de son chien, en toutes circonstances et contre qui que ce fût. Cela lui valait pas mal d'ennuis. Car si le sieur Kiki mangeait poliment la soupe frugale qu'on lui servait chez lui, il lui arrivait d'aller ensuite se réconforter de façon plus substantielle à l'étalage du boucher ou du tripier...
    Il allait également prospecter les poubelles, le matin, de bonne heure, et en éparpillait le contenu jusqu'à ce qu'il eût rassemblé les éléments d'un petit déjeuner confortable.
    - Quelle calamité publique, ce chien ! vitupéraient mesdames les concierges du quartier.
    - Une engeance infernale, un vrai suppôt de Satan ! renchérissait le boucher.
    Quant au tripier, il s'en prenait à Georges :
    - Tu nous empoisonnes l'existence avec ton chien ! Un jour ou l'autre, je lui réglerai son compte...
    Georges repoussait avec dignité les assauts dont il était l'objet de la part des victimes de son chien.
    - Si vous lui donniez un bon morceau de rognure, il ne vous prendrait pas vos biftecks, disait-il au boucher, M. Coudur. Kiki est tellement intelligent et délicat qu'il se mangerait la queue plutôt que de voler un bienfaiteur !
    M. Coudur en suffoquait :
    - Il ne manquerait plus que ça que je régale ce sale cabot ! Un bon coup de pied, voilà ce qu'il aura si je réussis à l'attraper !
    M. Tortijet, le tripier, se montrait encore plus impitoyable que M. Coudur. Il avertit Georges d'un ton menaçant :
    - Si jamais ton chien me tombe entre les mains, je lui mets une pierre au cou et je le jette dans la Seine !
    Quant à ces dames les concierges du quartier, lasses de balayer les ordures renversées par le fouilleur de poubelles, elles se réunirent un jour pour tenir conseil sur les représailles à envisager. A la suite de cette conférence, une délégation fut envoyée à la grand-mère de Georges :
    - Si vous ne tenez pas votre chien à l'attache afin de l'empêcher de vaguer autour de nos poubelles, nous lui offrirons une belle boulette de viande hachée, qui lui coupera à jamais l'appétit ! dit en substance, la délégation.
    - Mon pauvre Kiki, on veut t'empoisonner ! s'indigna Georges.
    Mais la grand-mère donna raison aux plaignantes :
    - C'est vrai que ton chien se conduit mal.
    - Mais, grand-mère, il a faim !
    - Kiki a de la soupe ici. Il pourrait s'en contenter s'il était moins gourmand. désormais, il faut veiller à ce qu'il ne sorte plus.
    Et ainsi grand-mère attacha Kiki au pied du lit de Georges, à l'aide d'une grande corde.
    Mais Kiki coupa la corde avec ses dents et Georges, qui l'eût cru, ouvrit subrepticement la porte.
    Quand la grand-mère s'aperçut de l'évasion, elle gronda le garçon :
    - Tu as tort de passer tous ses caprices à ton chien. Ce n'e'st pas un service à lui rendre. Si jamais il lui arrive malheur, il ne faudra t'en prendre qu'à toi...
    Un jour, Kiki ne revint pas à la maison. Georges le chercha en vain dans tout le quartier.
    - Sans doute, est-il allé se promener plus loin que d'habitude... Je le trouverai devant la porte demain matin, se dit Georges pour se rassurer.
    Mais, le lendemain, pas de Kiki.
    Désespéré, Georges fit la tournée des commerçants en demandant :
    - Vous n'avez pas vu Kiki ?
    Personne ne put, ou ne voulut, lui donner des nouvellede son chien.
    Pourtant, il espéra encore pendant quelques jours voir revenir son irremplaçable ami, tout penaud, plus affamé que jamais et plus hirsute, mais dsain et sauf...
    La nuit, il se réveillait en sursaut, croyant l'entendre japper à la porte. Il se précipitait poiur lui ouvrir... Hélas ! La cour était vide... et les poubelles de Mme Pasdepied, la concierge de l'immeuble, en bon ordre le long du mur, couvercle clos... Kiki n'était pas passé par là !Georges se recouchait le coeur lourd.
    Une nuit, la grand-mère fut réveillée par un bruit de sanglots :
    - Ne pleure pas, mon petit, je te donnerai un autre chien, cria-t-elle du fond de son lit à son pauvre Georges.
    - Je me moque bien des autres chiens, c'est Kiki que je veux ! sanglota Georges. Est-ce que ça te consolerait, toi, qu'on te donne un autre petit-fils, si je disparaissait ?
    La grand-mère ntrouva plus rien à dire.
    Le lendemain, Georges comprit qu'il ne devait plus conserver d'espoir. Kiki ne reviendrait jamais. Il avait sûrement été victime d'un attentat fomenté par la coalition de ses ennemis.
    - Je te vengerai ! se promit Georges.
    Stupéfaction de mesdames les concierges, les matins suivants : le contenu de toutes les poubelles avait été minutieusement dispersé ! Et voilà que M. Tortijet découvrit deux bigoudis fourrés dans les narines de la plus belle tête de veau de son étalage !
    La perspicacité de M. Coudur lui fit suspecter Georges. Craignant de nouvelles représailles dont ses gigots ou ses rosbifs feraient les frais, il guetta le passage du garçon et l'interpella quand il le vit revenir de l'école :
    - Tu as tort de nous faire payer la disparition de ton chien, mon petit. Nous n'y sommes pour rien !
    - Je suis sûr qu'on a tué Kiki, affirma Georges, les larmes aux yeux.
    M. Coudur, qui avait bon coeur, au fond, s'apitoya :
    - Mon pauvre gros, tu nous crois plus méchants que nous ne sommes... Tout le monde en avait assez de ton chien, mais nous n'aurions pas voulu te faire de peine en le tuant. C'est la fourrière qui l'a ramassé... Je l'ai vu de mes propres yeux !
    - Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ? s'écria Georges, bouleversé. Il est trop tard maintenant pour aller le chercher. La fourrière ne garde pas les chiens plus de trois jours...
    M. Coudur baissa la tête et avoua avec embarras :
    - Je me suis dit que c'était un service à rendre à tout le quartier de laisser la fourrière nous débarrasser de Kiki...
    Georges ne put en entendre davantage. Il courait de toutes ses jambes pour s'enfermer chez lui et pleurer à son aise la mort de son ami...
    Georges eut tant de chagrin de cette certitude atroce qu'il en tomba malade.
    Bourrelés de remords, les ennemis de Kiki ne surent qu'inventer pour gâter le malheureux garçon. M. Coudur apporta ses plus beaux biftecks, M. Tortijet ravitailla la grand-mère en foie de veau pour son petit malade, mesdames les concierges défilèrent au chevet de georges avec des cadeaux de toutes sortes.
    Mais Georges restait dolent, inconsolable...
    Enfin, il guérit et recommença à sortir. Puis il retourna à l'école. Mais il n'avait plus de coeur à jouer avec ses camarades. Il pensait toujours à Kiki et à sa triste fin...
    Un jour, en revenant de l'école, il crut rêver à la vue d'une affiche immense et toute neuve :
    - Mais c'est Kiki !
    Nul doute possible, c'était bien une photo agrandie de son chien, l'oreille sur l'oeil, au garde à vous devant une énorme boîte de biscuits...
    Fou de joie, Georges interrogea le colleur d'affiches qui se trouvait encore là.
    - C'est une nouvelle marque de biscuits qu'on lance, répondit l'homme. Si tu veux avoir des nouvelles du chien qui a posé pour la publicité, tu n'as qu'à te rendre à la fabrique. L'adresse est marquée sur la boîte.
    Le soir même, Kiki délirant se jetait dans les bras de son jeune maître retrouvé.
    Son histoire était très simple. Le publiciste chargé de lancer les nouveaux biscuits ayant perdu son chien, était allé le chercher à la fourrière, où il avait remarqué l'extraordinaire physionomie de Kiki. Il décida de l'utiliser pour ses affiches. Il l'adopta et le fit poser. Les nombreux talents et l'intelligence de Kiki l'enthousiasmèrent. Il le promut sur-le-champ vedette publicitaire.
    C'était la gloire ! Et la fortune pour Georges et sa grand-mère, car on leur proposa un contrat au nom de Kiki...
    Désormais les cachets du chien-vedette lui permirent de manger à sa fin, honnêtement. Il ne commit plus de méfaits et ne compta plus que des amis dans le quartier.


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