• le chat de platine
    26


    Quand le jour parut, l'As-de-Carreau avait repris sa course, à toute vitesse.
    Le retour de M. Colerette et de son neveu s'était opéré aussi discrètement que possible. A présent, les passagers reposaient tous dans leurs cabines. Les uns, pour réparer les fatigues de la nuit et se remettre de leurs émotions, comme le détective, Marinon et Jean-Jacques; les autres, pour mettre à profit la merveilleuse tranquillité d'une navigation matinale en haute mer, comme le ras et ses deux dignitaires, comme Sidonie et son canard.
    Seule, la petite Balkis s'était levée. Elle se disait qu'une princesse doit donner l'exemple de la ponctualité. D'autre part, elle n'était pas fâchée d'aller regarder de près le petit chemin de fer, au moment où personne ne pouvait la voir. Une princesse ne doit pas se montrer en proie à un accès de curiosité vulgaire.
    Tout le long du réseau abandonné par le ras, on trouvait des locomotives en détresse, des trains immobiles entre deux gares. La petite négresse ne détestait pas cela : la rapidité des mécaniques lui faisait peur. Elle les préférait inertes. Deux ans auparavant, elle avait jeté par la fenêtre une poupée qu'un missionnaire anglais venait de lui donner, et qui, chose insupportable, ouvrait et fermait les yeux. A cette époque, elle ne jouait qu'avec un morceau de bois grossièrement sculpté, qu'elle appelait Saint-Michel. A présent, le morceau de bois était délaissé, lui aussi, car les jeux de bébé ne conviennent pas aux princesses...
    Contemplant à son aise, sans les toucher, les jolis petits wagons, Balkis entendit tout à coup un long sifflement. Il venait de l'escalier menant au pont supérieur, escalier qu'un évent cachait à demi.
    Contournant l'obstacle, Balkis aperçut l'homme bizarre, aux cheveux hirsutes, qu'on avait découvert deux jours plus tôt dans la cale, étendu dans un sarcophage : Adalbert Maldefeu. C'était lui qui sifflait ainsi.
    - Bonjour, passager clandestin, fit l'enfant.
    - Bonjour, ma cocotte ! répondit l'homme, presque sans interrompre son concert.
    - Il vaut mieux m'appeler Balkis, c'est plus respectueux.
    - Comme tu voudras, ma cocotte.
    - C'est pour vous amuser, passager clandestin, que vous sifflez ainsi, assis sur un escalier du troisième pont ?
    - Non. Je ne m'amuse pas. Je m'exerce.
    - Je pense, reprit la petite négresse, qu'en vous embarquant clandestinement sur ce bateau, vous aviez d'autres intentions que de montrer comme vous imitez le cri de la locomotive.
    - Tu es une finaude, ma cocotte !... Mais pour le moment, je n'ai pas d'autre intention que de faire du bruit pour me distraire, et de respirer le grand air.
    - Fort bien. Alors promenez-vous avec moi. j'ai envie de faire le tour complet du promenoir. Et il est convenable qu'une princesse, sur une telle distance, soit accompagnée de sa suite.
    Adalbert Maldefeu ne dit mot. Il s'inclina jusqu'à terre :
    - A tes ordres, ma cocotte. Seulement permets-moi de changer de chanson : je n'imiterai plus le sifflet de locomotive, mais le gloussement du dindon.
    - C'est une bonne idée, répondit Balkis avec simplicité.
    Et, suivie à trois pas par l'homme hirsute, elle s'avança gravement sur le pont.
    La promenade s'achevait, toujours de cette pittoresque manière, quand Maldefeu vit la petite fille qui lui faisait impérieusement signe de se taire. Il obéit, comme malgré lui. Balkis était arrêtée; elle regardait attentivement le canot de sauvetage qui se trouvait un peu en avant d'elle. A pas de loup, l'ex-passager clandestin la rejoignait. Elle mit le doigt sur la bouche, puis le tendit pour montrer une petite fumée qui s'échappait de l'arrière du canot.
    - Ah ça, c'est encore plus comique que mon sarcophage ! chuchota notre homme. Quand on veut se cacher des gens, il ne faut ni laisser passer un tuyau de caoutchouc, ni fumer une cigarette mal à propos.
    - Allons voir, chuchota Balkis.
    Sur la pointe des pieds, ils approchèrent ensemble de l'embarcation suspecte. A la poupe, la bâche bâillait un peu. L'enfant et l'homme glissèrent un regard par l'ouverture. Ils se relevèrent aussitôt, avec les mêmes précautions. Quatre hommes étaient couchés au fond du canot et fumaient...
    Ce n'est qu'à cinquante pas de là que Balkis et son compagnon se risqu-rent à échanger leurs impressions :
    - Eh bien, vous avez vu, passager clandestin ?
    - J'ai vu, ma cocotte... Les deux chauffeurs, le petit maître d'hôtel... Avec un individu inconnu, à la chevelure crêpue... Si tu veux mon avis, ces particuliers ont de mauvaises intentions.
    - C'est mon avis aussi.
    Ils marchèrent quelque temps encore, l'un derrière l'autre.
    - Je suppose que ces hommes cachés dans le canot sont de ceux que recherche le détective à la petite barbe, dit Balkis, rêveusement.
    - C'est tout à fait vraisemblable.
    - Ils veulent voler les trèsors de Sa Seigneurie le ras. S'ils y réussissent, cela ferait de la peine à mon amie Marinon.
    - En effet... Et dans la confusion qui s'ensuivrait, je risquerais bien de perdre ma place de bruiteur officiel et d'être débarqué au premier port.
    - Je le crains... Alors, passager clandestin, comptez-vous avertir le détective, pour qu'il arrête ces hommes ?
    - Ma foi, non, dit Adalbert Maldefeu. Je m'en fiche... Et toi, ma cocotte ?
    - Une princesse, dit Balkis, ne peut pas dénoncer les gens, fût-ce même des voleurs.
    - Alors promenons-nous. Si tu veux, j'imiterai maintenant la grenouille ou l'ânon.
    - C'est inutile, dit l'enfant. Je vous remercie. Ma promenade est finie.
    De l'escalier du coin, jaillit Mlle Gachviki, un vif mécontentement sur le visage :
    - Vous étiez partie sans m'avertir, Balkis !... C'est très vilain. "Ne profite point à toute heure, du sommeil de tes serviteurs !"
    - Vous avez raison, Mademoiselle, je vous fais mes excuses.
    Maldefeu s'était éloigné vers la lampisterie, son domaine particulier. Balkis, avec sa gouvernante tout de suite apaisée, décida de recommencer sa promenade autour du navire.
    En passant au même endroit elle eut une nouvelle surprise : maintenant, il y avait deux canots de sauvetage qui fumaient...


    A SUIVRE


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