• le chat de platine
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    - Sapristi, Barbotin, vous m'avez acheté une pipe en écume !... Depuis l'immortel Sherlock Holmes, tout le monde sait pourtant que les détectives qui se respectent fument exclusivement la pipe de merisier.
    - Excusez-moi, Monsieur, j'ignorais, fit Barbotin.
    Avec ravissement, il regardait le grand homme auprès duquel il exerçait les modestes fonctions d'huissier. Et M. Colerette n'était pas fâché d'être ainsi admiré.
    Imaginez un personnage maigre, plutôt grand, aux yeux en boule de loto, au nez légèrement relevé du bout, au menton volontaire, souligné par un petit collier de barbe, sa dernière fantaisie... Extrêmement vif, le parler précis et rapide, il arrivait à M. Colerette de se confiner longuement dans l'immobilité et le silence. C'est qu'alors il réfléchissait... Aussitôt après, les conséquences de cette réflexion apparaissaient à tous les yeux : il agissait, avec une promptitude et une énergie foudroyantes. Il faut croire que cette méthode avait du bon puisqu'on faisait honneur au célèbre policier d'un grand nombre de succès, remportés sur "l'armée du crime", dans des affaires dont chacune avait excité au plus haut point la curiosité du public.
    N'était-ce pas M. Colerette qui avait découvert les auteurs de "la plus grande escroquerie du siècle", commise, avec d'incroyables raffinements d'astuce, aux dépens du milliardaire égyptien Sahel-Effendi ? N'était-ce pas le même limier infaillible qui avait forcé dans leur repaire les contrebandiers de Murcie, spécialisés dans le trafic des gaz rares ?
    On avait vu M. Colerette en Argentine et en Russie, chez les Esquimaux et chez les Fuégiens; il avait plongé en scaphandre dans la Méditerranée, pour récupérer les perles de lady Hammersfoot, et monté au sommet du Mont Blanc, pour y négocier la restitution des documents dérobés au prince de Loewenstein-Golberg. Partout, grâce à lui, les mystères étaient élucidés, les périls conjurés, les malfaiteurs mis hors d'état de nuire...
    "Soyez rassuré : j'arrive", tel était le texte lapidaire, en lettres d'or sur des larges cartons noirs, que notre débrouilleur d'énigmes faisait parvenir à ceux qui réclamaient ses services. Cela se produisait chaque fois que les polices officielles donnaient leur langue au chien. Quand l'obscurité s'épaississait sur un problème, ou bien quand on sentait planer une menace indécise, il se trouvait toujours quelqu'un pour dire : "Adressons-nous à M. Colerette". Deux jours plus tard, on recevait le fameux carton : "Soyez rassuré : j'arrive". Et la bataille, la vraie bataille s'engageait...
    Une particularité de l'infaillible policier, c'est qu'il avait éminemment l'esprit de famille. Partout où il se rendait pour exercer son fascinant et dangereux métier, il emmenait son neveu et sa nièce, dont il ne pouvait se passer et ce, depuis bientôt une année, malgré les complications que créait la présence de ces enfants. Nous ferons bientôt leur connaissance.
    Au moment où commence la présente histoire, M. Colerette prenait un repos bien mérité. Un mois et demi plus tôt s'était achevée, par un triomphe total, la lutte qu'il avait engagée contre le gang chinois du port de Londres. Couvert de gloire, une fois de plus, le "cerveau numéro un" (comme il se nommait lui-même), avait loué une villa à Saint-Germain et y avait installé ses pupilles, aux bons soins d'une vieille bonne. Il faisait avec eux de longues excursions dans la forêt, dont l'air salubre recostituait ses forces généreusement dépensées. Tous les deux jours, il se rendait pourtant à Paris dans son bureau et il y dépouillait son courrier.
    Pour compléter le portrait de M. Colerette, mentionnons qu'été comme hiver il était vêtu d'un complet à carreaux, tombant bas sur les cuisses, d'un col rabattu sur une cravate papillon à larges coques, et coiffé d'un tout petit chapeau de feutre qu'on lui voyait le plus souvent à la main. Il adorait les calembours, surtout les mauvais.
    Ayant réprimandé l'huissier Barbotin au sujet de la pipe, accessoire de pure forme, d'ailleurs : car il ne fumait pas, puis ayant accordé un temps convenable à l'admiration de l'humble auxiliaire, notre héros demanda qu'on fit avancer sa moto-trottinette. C'était son instrument de transport préféré.
    L'huissier sortit et se trouva nez à nez dans l'antichambre avec un inconnu très élégant, malgré son bizarre pantalon serré aux mollets et sa toison crépelée.
    - Que désire Monsieur ?... Monsieur a-t-il un rendez-vous ?
    - Ecarte-toi de mon chemin, esclave ! reprit le visiteur.
    Et, se dirigeant vers le cabinet du grand policier, il voulut rejeter de côté l'excellent Barbotin... Mais celui-ci n'était pas pour rien au service d'un patron renommé pour son courage.
    Bousculé rudement, il tira de sa poche un pistolet automatique et cria :
    - Haut les mains !
    Ce cri, évoquant maints épisodes de sa vie professionnelle, fit paraître M. Colerette :
    - La paix, huissier, dit-il avec une grande noblesse. Et quant à vous, Monsieur, apprenez que rudoyer ceux qui me servent, c'est me défier moi-même.
    L'homme au pantalon collant semblait saisi de respect et de stupeur.
    - Est-ce à M. Colerette en personne, parvint-il à articuler, que j'ai l'honneur de parler ?
    - Parfaitement.
    - Au policier célébre dans le monde entier, et dont aucune défaite ne ternit jamais la gloire ?
    - Il n'y a qu'un seul M. Colerette, dit-il avec bonhomie. Avez-vous besoin de mes talents ?
    - Non pas moi, mais le Ras ! s'écria l'inconnu. Et se tournant vers le sud, il fit trois salutations dans le vide.
    - Le Ras ? répéta le policier. Quel ras, s'il vous plaît ? Il n'en manque pas à Paris, des souris et des rats !... Ahahahah !
    - Ahahahah ! fit écho l'huissier Barbotin. Il avait pour principe de toujours saluer de rires éclatants les calembours de son maître.
    - Le ras Lipari-Mahonen, duc de la Grande Galasserie et ambassadeur honoraire du Lion de Juda. Je suis M. Jocast, secrétaire du Ras.
    L'homme fit de nouveau ses trois petits saluts vers le sud. Puis, se tournant vers M. Colerette :
    - On veut nous voler le Chat-de-platine ! larmoya-t-il.
    M. Colerette ne savait pas du tout ce qu'était cet animal coûteux. Néanmoins il crut déjà son honneur engagé :
    - On veut vous le voler ?... Nous y mettrons bon ordre ! déclara-t-il, en se tapotant la barbe.
    - Venez, alors. Venez, pour l'amour de la Vertu incarnée ! Le Ras vous attend.
    Il fit encore ses trois petits saluts, mais très vite, prit la main de M. Colerette et l'entraîna.
    - Où allons-nous de ce pas ? dit encore notre ami, chez qui s'éveillaient les instincts du limier. Cela se voyait à ses narines qui se dilataient.
    - A l'hôtel Impérial, répondit le secrétaire.

    A SUIVRE


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