• Frère Timothée parcourut l'allée du cloître, passa devant les portes closes de la chapelle et s'engagea dans un couloir aux murs blancs chaulés. Il frappa sur une grosse porte en chêne.
    - Entrez, dit une voix.
    Frère Timothée fit pivoter le lourd battant sur ses gonds de fer forgé et pénétra dans une grande pièce éclairée d'une fenêtre dont la partie inférieure s'ornait d'un vitrail jaune et rouge. La lumière ainsi colorée qui s'en diffusait, baignait crûment les deux seuls détails notables de la pièce : une énorme armoire sombre, couverte de sculptures compliquées jusqu'à l'indéfinissable et un bureau de taille modeste, derrière lequel le père supérieur, baissant la tête sur un quelconque papier, présentait sa tonsure au visiteur. En dehors d'un tabouret prévu pour ce dernier et d'une grande croix austère accrochée face à la fenêtre, la pièce ne contenait rien d'autre.
    - Asseyez-vous, frère Timothée, dit le père supérieur sans renlever la tête.
    Le visiteur s'installa sur l'unique tabouret et respecta le silence du maître des lieux. On entendait bruire la plume d'écolier qui grattait le papier de mauvaise qualité, ainsi qu'une mouche qui, ayant échappé au soleil d'été, avait réussi à pénétrer dans le bureau glacial par un moyen connu d'elle seule et bourdonnait en décrivant des cercles irréguliers.
    Le père supérieur posa son porte-plume dans un plumier de bois blanc, referma la bouteille d'encre, appuya un buvard sur la feuille de papier et consentit enfin à regarder son visiteur.
    - Frère Timothée, je vous ai fait appeler car des rumeurs sont parvenues jusqu'à ce bureau. Des rumeurs vous concernant.
    Il laissa passer un silence.
    - Et ces rumeurs sont si... si... effrayantes, que... Enfin, qu'en est-il, frère Timothée ?
    L'interpellé baissa la tête.
    - Elles sont malheureusement exactes, mon père.
    Le père supérieur ne put réprimer un haut-le-corps. Puis il sembla s'efforcer au calme et reprit, d'une voix douce :
    - Voyons cela précisément... Ainsi donc, vous auriez des visions, toutes les nuits, dans votre cellule, c'est cela ?
    - Oui, mon père.
    - Que voyez-vous ?
    - Un homme qui se prétend le Christ, mon père.
    Le religieux soupira.
    - C'est effectivement ce qu'on m'a rapporté. Frère Timothée, vous n'ignorez pas la gravité d'une telle affirmation ?
    - Non, mon père. Aussi, ne vous en eu-je jamais parlé si vous ne me l'aviez demandé.
    - Et que vous dit-elle, cette apparition ?
    - Mon père, c'est si incroyable que j'ose à peine le répéter.
    - Dites, dites, mon fils. déchargez-vous de ce fardeau.
    - Elle veut me convertir à l'Hérésie Cathare, mon père.
    Le père supérieur décocha un regard sévère.
    - C'est inconcevable, dit-il les lèvres pincées. L'Hérésie Cathare !
    - Mon père, ce personnage qui se dit le fils de Dieu, prétend avoir étudié le problème pendant que Notre Seigneur le père avait le dos tourné, en dépit du fait qu'ils soient tous deux la même personne, et avoir découvert qu'on s'était trompé sur toute la ligne et que les Cathares avaient raison, que ce n'était pas une hérésie du tout, que ce fut une grande erreur de les exterminer, et qu'il est temps de rétablir la vérité. Voilà ce qu'il me répète toutes les nuits, mon père.
    - Et il vous aurait choisi, vous, comme messager auprès des hommes pour répandre cette révélation ?
    - Il semble bien en être ainsi, mon père...
    - Mais savez-vous, frère Timothée, ce qu'implique une telle tâche, que celle de propager de par le monde de telles absurdités ?
    - Oh, je le sais, mon père. C'est plus difficile que le rôle d'un messie, et bien pire que celui d'un martyr ! Sans repos, ni récompense, j'irai, recevant insultes et moqueries, je serai rejeté de notre mère l'Eglise et de toutes les familles humaines, je parcourrai le monde d'avanie en avanie, couvert d'opprobre et de mépris par mes semblables, mon seul salaire sera la fatigue, la misère et la honte, je le sais.
    Frère Timothée laissa passer quelques secondes et reprit, en relevant la tête :
    - Aussi, c'est pourquoi je pense que Notre Seigneur le fils, s'il s'agit bien de lui, n'a pas sensément pesé toutes les informations en sa possession lorsqu'il m'a choisi.
    - Vous voulez dire qu'il ne vous connaissait pas assez ?
    - Exactement, mon père, car, comme vous le savez, je suis bien trop lâche et peureux, bien trop attaché à mes habitudes pour envisager, ne fut-ce qu'un instant, les propositions de mon visiteur. Je me tue à le lui répéter, mais il se met en colère :
    - Quoi, frère Timothée, me dit-il, tu M'as promis ton entière dévotion, tu M'as donné ta vie, et tu refuses de répandre Ma parole ? Alors je lui explique comme je suis lâche et peureux, timide et peu entreprenant, et j'en appelle à la plus élémentaire logique : serais-je dans un monastère s'il en était autrement ? Il ne veut rien entendre. Il n'a que le mot "cathare" à la bouche et il ne veut pas en démordre. Pour le calmer, je lui dis qu'éventuellement je pourrais considérer sa demande s'il avait autre chose à me faire révéler de moins excentrique que cette idée bizarre, je ne sais pas, moi, que la mitre des évêques n'a pas la bonne forme, que l'eau des bénitiers doit être bouillie, peu importe, mais que, bref, en ce qui concerne la conversion de mes semblables à l'Hérésie Cathare, je refuse tout net. Alors il se vexe, me traite de faux moine, de mollasson, et de toutes sortes de méchancetés que j'endure avec résignation et humilité, et ça le met encore plus en rage, et il me somme de lui obéir et il veut me donner des coups de pied, mais comme il n'est qu'une apparition, il me passe au travers du corps et sa colère s'en accroît d'autant. C'est ainsi toutes les nuits mon père et j'étais de toute façon décidé à venir vous voir, car cette situation ne peut plus durer.
    - Mon fils, nul ne pourra vous reprocher le péché d'orgueil. Qu'entendez-vous par "Ca ne peut plus durer" ?
    - Mon père, je suis entré au monastère pour trouver refuge et protection face à la cruauté impitoyable des rapports humains, je me suis confié au Christ pour qu'il m'apporte une tranquillité que je ne trouvais pas chez mes semblables, et si c'est pour qu'il m'impose toutes les nuits le même genre de scènes que me faisaient subir ma femme, mes voisins et mes collègues lors de ma vie terrestre, alors c'est pas la peine, je préfère un poste à l'intendance d'une quelconque administration.
    Le père supérieur hocha doucement la tête.
    - Voyons, mon fils; décrivez-moi celui qui vous rend visite et qui se prétend le Christ.
    - Il a des cornes, une fourche et des sabots à la place des pieds.
    - Mais mon fils, c'est le Démon, que vous décrivez là !
    - Vous croyez ? Pourtant il affirme le contraire, et il est catégorique.
    - Mais ça explique tout ! Seul le Démon peut se livrer à de tels blasphèmes !
    - Ca explique peut-être tout, mais ça n'arrange rien. Si c'est pour connaître de telles nuits, je ne vois pas l'intérêt de la vie monastique.
    - Il n'y a pas de solution. Vous seul, mon fils, pouvez résister aux volontés du Démon...
    - Alors s'il en est ainsi, je quitte le monastère. Je résilie mes voeux.
    - Vous n'y pensez pas, mon fils ! C'est ce que veut Satan ! Nous ne sommes plus que douze! Si vous partez, qu'allons-nous devenir ?
    - Onze.
    Le père supérieur, pris d'une soudaine colère, brandit un doigt accusateur. Sa voix fit vibrer la grande pièce dénudée et franchit la porte de chêne pour résonner dans les couloirs déserts :
    - Mais ça ne changera rien pour vous, frère Timothée ! Le Démon ne vous laissera JAMAIS en paix !
    - Je trouverai bien le moyen de m'arranger avec lui.

    DERNIERE NOUVELLE :


    Timothée Leblanc, moine défroqué, vient d'écrire un livre sur la réhabilitation de l'Hérésie Cathare. Il passe cette semaine sur TF1. On parle déjà de son prochain ouvrage "Ma vie dans les ordres. Le démon m'a dit" comme du best-seller de la rentrée.


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