• Le docteur Franck rentra chez lui comme la nuit tombait. Il avait visité plus de vingt malades, par des routes qu'une épaisse couche de neige rendait difficilement praticables. Son cheval boitait.
    Sa servante Babette lui ouvrit la porte.
    - Bonsoir, docteur. Vous devez être fatigué ?
    - Oui, dit-il, réconforté déjà par la douce chaleur qui régnait dans la maison. Je suis mort de fatigue.
    - Voici vos pantoufles chaudes. Asseyez-vous. Le repas est prêt.
    Le docteur ôta sa pelisse et se mit à table.
    - Le vieux Brice est bien malade, annonça Babette. Son fils Léonard est venu vous demander tantôt.
    - Que ne le disiez-vous plus tôt ? dit le docteur d'un ton de repJ'y vais tout de suite.
    Babette leva les mains au ciel en signe de protestation.
    - Vous n'allez pas sortir par ce temps ! Il fait nuit et la neige se remet à tomber. Restez au chaud !
    - Non, dit le docteur Franck en chaussant ses bottes. Je suis le seul médecin à dix lieues à la ronde. Bricem'attend et j'y vais.
    Babette se lamentait, expliquant que la maison de Brice était fort éloignée.
    - Je prendrai par la coursière, dit le docteur.
    - Ce n'est pas prudent. Il paraît qu'il y a des loups dans la montagne.
    Franck éclata de rire.
    - Des loups ? Ma brave Babette, on n'en a pas vu depuis plus de dix ans dans le pays.
    Babette se résigna. Si le docteur avait décidé de partir, il était inutile de le persuader du contraire. Cependant, il voulut bien emporter une torche de résine, qui devait lui être d'un précieux secours, comme on le verra.
    La coursière était une piste de montagne qui serpentait le long des bois. Le docteur marchait péniblement dans la neige où ses bottes enfonçaient jusqu'à mi-jambes. La blancheur du paysage éclairait la nuit et Franck regretta de s'être embarrassé d'une torche.
    Il n'avait pas fait cent mètres qu'il fut rejoint par Puck, son chien fidèle.
    - Allons, mon brave Puck, dit le docteur en flattant l'animal, tu t'es encore échappé pour suivre ton maître !
    Ils se remirent en route. De gros flocons tombaieznt dans la nuit silencieuse et s'écrasaient mollement sur les sapins. Tout à coup, Puck s'arrêta en grondant. Franck entendit craquer une branche et, peu après, il vit briller, dans l'ombre de la forêt, les yeux d'une bête.
    Les loups !
    - Bah ! mce n'est pas possible. Nous sommes à moins d'un kilomètre du village. Il n'y a pas de loups par ici !
    Puck gronda plus fort. Il voulut s'échapper. Le docteur le retint par son collier eu soufflant :
    - Calme-toi, Puck. Si tu attaques, je ne donnerais pas cher de ta peau.
    On entendit la plainte des loups affamés. Franck en compta six, qui se détachaient sur la neige, entre deux sapins éclairés par la torche qu'il brandissait pour les écarter. Quelle bonne idée Babette avait eu de lui donner cette torche !
    Il y avait encore près d'une lieue à parcourir avant d'atteindre la maison du vieux Brice. Le docteur était épuisé. Il éprouvait la plus grande difficulté à retirer ses bottes de la neige, à chaque pas. Brusquement, la terre ferme lui manqua sous les pieds et il tomba dans un trou que la neige avait traîtreusement comblé. La torche s'éteignit. Un loup hurla et bondit. Franck prit son pistolet et l'abattit. Les loups alléchés par la vue du sang, s'acharnèrent sur le cadavre de leur congére.
    Ce répit permit au docteur de se remettre en route, aidé par le brave Puck dont il serrait désespérément le collier.
    - Plus que deux kilomètres, pensait-il. En prenant par le lac, je gagnerai dix bonnes minutes. Les loups n'oseront pas me suivre à découvert.
    Le lac était gelé. Sur cette surface unie et glissante, la marche n'était pas plus aisée que sur la piste enneigée.
    Au milieu, s'alongeait le tronc d'un arbre abattu. Franck ne vit pas que la glace était fendue tout autour du tronc. Elle craqua sous son poids. Il fit un effort désespéré pour se retenir à une branche mais il était à bout de forces ! Un loup hurla, tout près. Franck glissa dans l'eau. A moins de trois cents mètres, brillaient les lumières de la maison de Brice...
    Quand le docteur s'éveilla, deux heures plus tard, il était dans un bon lit et la flamme claire dansait dans la cheminée. La femme de Brice et son fils Léonard étaient à son chevet.
    Il reprit aussitôt ses esprits et demanda :
    - Comment va Brice ?
    - Mieux, docteur, répondit la vieille. La fièvre a baissé.
    - Je vais le voir.
    - Non, plus tard, reposez-vous. Il dort.
    Le docteur fit un effort pour se lever, mais il ne put y parvenir : son corps était endolori. La pensée que Brice dormait le rassura. Il valait mieux le laisser dormir. Il ferma les yeux, mais aussitôt il revit, comme dans un songe, son chien Puck qui gémissait sur le lac, près de son maître, en mordant sa pelisse pour l'empêcher de descendre sous l'eau glacée.
    - Puck, dit-il. Où est Puck ?
    La vieille se tourna vers son fils et lui dit en s'essuyant les yeux !
    - Léonard, mon garçon, raconte au docteur. Il vaut mieux qu'il sache.
    Et Léonard expliqua...
    Il avait entendu l'appel du chien qui hurlait à la mort près du corps de son maître, et il était accouru. Il avait trouvé le docteur couché sur la glace, les jambes dans l'eau. Sa pèlisse s'était heureusement accrochée à une branche. Puck était allongé dans une mare de sang et lèchait ses blessures, près des cadavres de deux loups qu'il avait égorgés. Quand Léonard parut, il eut un cri bref et joyeux et ferma les yeux pour mourir...


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