• un an de grandes vacances


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    Nous voguions depuis quarante-huit heures sur la Mer Rouge. La chaleur était torride. Nous n'avions d'autre alternative que d'étouffer dans nos cabines ou d'être rôtis tout vifs sur le pont. Le petit Bertrand, l'estomac retourné par la chaleur, n'avait même plus la force de réciter les poèmes dont il nous gratifiait d'habitude à longueur de journée.
    Un soir, il pouvait être minuit, je me retournais sur ma couchette à la poursuite d'un sommeil chimérique, lorsque Firmin Labadou m'interpella :
    - Jean, tu remarques ? Les machines ont stoppé...
    - Que veux-tu que ça me fiche ? grognai-je, les yeux fermés.
    - Il doit se passer quelque chose... J'entends sur le pont un bruit anormal.
    A peine avait-il terminé sa phrase que Langlois, notre voisin de cabine, frappait du poing sur la porte en nous annonçant :
    - Grimpez vite sur le pont; l'"Espérance" vient d'être arraisonné par un navire de guerre. Probablement un destroyer anglais...
    Nous passâmes en hâte nos pantalons, et au sommet de l'échelle nous aperçûmes sous la lune une silhouette noire trapue, à quelques mètres de nous.
    - Il n'a pas le profil d'un navire de guerre, fit remarquer Amédée Pergaud, qui nous avait suivi, flanqué du gros Merlon. D'ailleurs, tous ses feux sont éteints, ajouta ce dernier, tout en croquant une de ces crêpes dorées qu'il avait acquis en quantité industrielle d'un colporteur indigène, au passage de l'écluse de Suez.
    M. Dalbret avait surgi à son tour, enveloppé d'un peignoir de soie mauve et chaussé de babouches brodées.
    - Mes enfants, j'arrive de la dunette. C'est vraiment ahurissant... Nous avons devant nous, m'a dit le capitaine, un corsaire allemand... Comment se trouve-t-il dans les eaux anglaises ? Il a fait stopper nos machines et menace de couler notre navire. Il nous donne cinq minutes pour emporter nos vêtements et évacuer le bâtiment... Dans quelle aventure nous sommes-nous lancés ?
    Ce fut un beau brouhaha. Chacun se précipitait sur ses affaires et les fourrait en désordre dans les valises.
    ( Que vont-ils faire de nous ? se lamentait le petit Bertrand. Je suis malade et ces émotions me donnent envie de vomir...
    - Il ne tient qu'à toi de reter, jeune héros, plaisanta Firmin, si tu préfères couler pavillon haut !
    Déjà, par le hublot, on voyait une vedette à moteur se diriger vers notre bord; quelques instants plus tard, des hommes, le fusil en bandoullière, gravirent lestement l'échelle de coupée. Tout notre équipage était rassemblé, sacs au pied.
    Le capitaine français, visiblement ému, regrettait de n'avoir pu lancer le signal de détresse par radio, mais le corsaire l'avait menacé d'une canonnade immédiate s'il utilisait sa radio. L'officier allemand fut froid mais poli. Il s'exprimait en un français assez correct :
    - Excusez-nous, Messieurs, mais c'est la guerre. Chacun défend sa patrie. Vous n'avez rien à craindre pour vos vies. L'équipage embarquera dans son propre canot. Nous prendrons nous-mêmes, dans notre vedette, les passagers. A tout seigneur tout honneur ! fit-il en se tournant vers notre groupe, talons joints et la main à la visière.
    La mer était heureusement calme et la descente dans la chaloupe fut relativement facile. Nous étions affreusement serrés au milieu de nos valises et d'un amoncellement de caisses et de provisions que les matelots du Kaiser avaient prélevées sur la cantine et dans les cales de l'"Espérance".
    Quand tout fut prêt, un quartier-maître allemand largua l'amarre et le canot s'éloigna de toute la vitesse de son puissant moteur.
    - Crois-tu qu'ils vont tirer sur le cargo au canon pour le couler ? murmurai-je à l'oreille de Firmin.
    Mais le lieutenant, qui tenait lui-même la barre, avait surpris mon propos.
    - Non, Monsieur, les obus sont trop précieux pour un corsaire en course. Deux charges de dynamite placées au bon endroit feront aussi bien la besogne.
    En scrutant la nuit, nous distinguions en effet l'étincelle crachotante de la mèche qui brûlait à la hauteur de la ligne de flottaison. Le petit Bertrand, serré contre Meron, claquait des dents et se bouchait les oreilles, tandis que M. Dalbret, complètement anéanti, ne cessait de répéter :
    - Mes pauvres enfants, mes pauvres enfants, dans quel guêpier vous ai-je involontairement fourrés.


    A SUIVRE


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