• un an de grandes vacances
    14


    Avec le jour, la chaleur revint. La proximité du sel marin augmentait notre soif. Pour garder notre eau fraîche, nous avions placé le bidon de réserve sous des toiles et traînions à la remorque, dans notre sillage, nos gourdes pendues à de grosses ficelles. Merlon lui-même, l'éternel affamé, avait perdu son bel appétit au profit d'une soif inextinguible.
    Le soir, nulle terre encore n'était en vue, et M. Dalbret jugea prudent de rationner la boisson. Par contre, nous ne risquions pas de manquer de vivres. Outre nos conserves et nos biscuits de mer, nous avions embarqué plusieurs régimes impressionnants de bananes. Mais nous n'y touchions guère. Nous préférions le lait, à la fois nutritif et désaltérant, des fraîches noix de coco dont nous avions fait provision.
    La nuit revint apportant un peu d'air respirable. Nous prenions à tour de rôle le quart, par groupe de deux. La manoeuvre se réduisait pratiquement à rien. Le vent arrière nous menait à allure régulière vers le sud. La mer, heureusement, restait calme. Je me demande avec effroi ce qui se serait passé, si une forte houle avait dû secouer notre frêle esquif, ou si le mal de mer avait encore ajouté à notre abattement.
    Pergaud se remettait. Sa cheville, sur laquelle M. Dalbret appliquait des compresses d'eau salée, désenflait et reprenait des proportions normales.
    Le matin du second jour, Langlois, qui était de veille, signala au loin un rassemblement d'albatros posés sur des rochers à fleur d'eau. Etait-ce le salut ? Une heure après, comme nous approchions, M. Dalbret conseilla de virer de bord, pour ne pas éventrer la pirogue en allant talonner sur ces récifs hostiles. Notre maître expliqua qu'il s'agissait sans doute de pointes de lave d'un volcan sous-marin. Cette région du Pacifique est, en effet, volcanique à l'extrême et le sous-sol de l'océan est tout hérissé d'anciens cratères refroidis. Il n'était pas question pour nous de débarquer sur ces misérables pics inhabitables, où ne pousse nulle végétation.
    - Néanmoins, la présence et le nombre de ces oiseaux me confirment que certaines terres ne doivent pas être éloignées, conclut M. Dalbret. Et un nouvel espoir ranima notre courage.
    Les six collégiens qui, quelques semaines plus tôt, s'étaient embarqués, frais et pimpants, sur l'"Espérance", à Marseille, étaient aujourd'hui méconnaissables. Dans notre visage, hâlé par le soleil, le menton s'ornait d'un duvet impressionnant. Nos vêtements étaient réduits à un pantalon de toile et une chemise de couleur douteuse. Nos fronts s'ombrageaient d'un mouchoir de cotonnade, noué à l'espagnole, ou d'un chapeau de paille cabossé. Les épreuves avaient en quelques jours transformé les gosses que nous étions au départ. Les réthoriciens étaient devenus de vrais coureurs d'aventures.
    Le classique et provincial M. Dalbret lui-même, n'avait plus rien du fonctionnaire compassé qu'il nous paraissait au collège. Malgré sa barbe blanche, il avait maintenant un je ne sais quoi de sportif, qui lui faisait comme une seconde jeunesse. Ah, c'était réellement un chic type, notre vieux "prof". Grâce à son savoir encyclopédique, à son calme courage et à sa délicate psychologie, il sut toujours faire régner entre nous la confiance et la concorde.
    Cette journée-là avait été particulièrement pénible. La chaleur semblait encore plus torride que la veille. Nous aurions donné une fortune pour pouvoir, enfin, nous lever et dérouiller nos jambes ankylosées par qurante heures d'immobilité. Le stock de noix de coco était épuisé. Notre provision d'eau potable touchait à sa fin, et dans l'ultime bidon ne chantait plus, quand on l'agitait, qu'un bien faible clapotis. Fier de sa belle voix de baryton, Firmin tentait vainement de nous stimuler, en attaquant : "Auprès de ma blonde...", sa marche favorite. Nos gosiers brûlants refusaient de faire chorus et nos lèvres étaient sèches comme de vieux parchemins. A force de fixer l'horizon, cent fois l'un de nous avait cru apercevoir le lointain profil d'un rocher ou d'une palmeraie. Etait-ce un mirage ou un jeu de notre imagination délirante ?
    Je devais faire de la fièvre, car la nuit suivante j'eus des cauchemars affreux : nous courions dans une verte prairie qu'arrosait une source murmurante, coulant en cascade; comme je me précipitais pour boire, l'eau se changeait en un torrent de lave et de boue sulfureuse, qui me remplissait la gorge et les poumons et me faisait suffoquer. On me criait de toute part : arrête ! ne bois pas ! Mais je ne pouvais m'arracher au vertige de ces vapeurs funestes...
    Brusquement, je m'éveillai. On criait pour de bon, derrière moi. Il faisait jour. Je reconnus la voix de Merlon. Il était debout, contre le mât, le bras tendu et il hurlait :
    - Une île !... Là, devant nous !... Une île immense, avec des arbres, de la verdure et un torrent !...
    - Cesse donc donc tes plaisanteries idiotes... ou je t'assomme ! grogna Firmin Labadou, en se retournant douloureusement sur son sac de toile.
    Je me soulevai dans un effort, et ne vis que l'océan désespérément uni et vide.


    A SUIVRE


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