• la maison du père Chapuis

    C'était un sacré bonhomme, ce père Chapuis, aussi alerte qu'un jeune homme, malgré ses quatre-vingts ans bien sonnés ! Tout le monde l'aurait aimé dans le village, s'il n'avait eu la sotte prétention de se croire des talents de sorcier. Il ne pouvait vous rencontrer sans vous lancer une prédiction :
    - Mon gars, j'ai fait parler hier soir mon guéridon à ton sujet. ouvre l'oeil sur la Roussette. Cette bête-là file du mauvais coton. Les esprits m'ont prévenu que la fièvre aphteuse allait s'abattre sur ton étable.
    On a beau ne pas y croire, ces histoires là vous font néanmoins une méchante impression.
    Ca lui avait pris un soir de kermesse, alors que le gros Colas s'amusait, pou épater les badauds, à soulever un tombereau.
    - Faites-en donc autant, père Chapuis ! avait lancé le fermier.
    - Mon gars, ne sois pas fanfaron. Demain tu devras te mettre au lit !...
    Et le lendemain, le gros Colas qui s'était cassé la jambe en tombant d'une échelle, prenait le lit pour six semaines. Depuis ce jour-là, aucun villageois n'avait plus douté du pouvoir du vieux bonhomme.
    Isidore Chapuis habitait au tournant de la route qui mène au moulin, une maisonnette fort modeste, mais flanquée d'un joli morceau de pâture qui descendait jusqu'à la vallée de l'Orneuil. Il en était plus d'un au pays qui lorgnait ce bien là : la terre était de qualité et la maison aurait pu, à peu de frais, être transformée en une coquette villa. Bien que Chapuis fût sans enfant, il avait toujours refusé d'aliéner sa propriété.
    - Où irai-je me nicher, si je devais vendre l'Ornette ? disait-il.
    Mais Norbert, le charron, qui était son plus proche voisin, lui avait un beau jour tenu ce discours :
    - Père Chapuis, je comprends votre sentiment. Vous êtes né à l'Ornette et vous devez y mourir, le plus tard possible, bien entendu. Aussi, je veux vous faire une honnête proposition. Je vous achète votre bien en viager.
    - Qu'est-ce à dire, mon gars. J'veux point vendre...
    - Mais c'est exactement comme si vous ne vendiez pas. Vous restez seul maître de l'Ornette votre vie durant, et de plus, chaque semestre je vous dépose dans la main un joli billet de mille francs...
    - Serai-tu devenu fou pour me faire un tel cadeau ?
    - Je ne vous fais pas précisément un cadeau, père Chapuis. Je vous assure le paiement d'une somme, tant que vous vivez. A votre mort, le bien est à moi. En attendant, plus de souci pour vous. Vous vivez de vos rentes, comme un baron. Si vous êtes d'accord, une petite signature chez le notaire et je vous allonge le premier billet...
    Le père Chapuis médita une nuit sur ces paroles et le lendemain il alla trouver le charron :
    - Mon fils, j'ai consulté les esprits; ils sont d'accord. Alors, j'accepte.
    Les deux hommes se rendirent en carriole à la sous-préfecture, où un tabellion passa l'acte en bonne et due forme. Le charron versa le premier terme, puis il emmena le vieux vider avec lui une bonne bouteille d'un petit vin rose comme une jeune fille, mais raide comme un huissier endimanché.
    - Je te préviens, mon gars, que je ne suis pas encore au cimetière. Tu as peut-être cru faire une bonne affaire, mais moi je te prédis que l'Ornette va te coûter cher. Je n'ai que quatre fois vingt ans, ne l'oublie pas, et mon guéridon m'a assuré que je mourrais centenaire !
    - Je vous le souhaite, père Chapuis, je vous le souhaite...
    Deux mois passèrent. On était à la Saint-Jean et la kermesse annuelle s'était réinstallée dans le village. Les forains avaient planté leurs baraques le long de la route, depuis la place de l'église jusqu'au chemin du moulin. Il y avait des carrousels, une ménagerie avec un lion et des singes, des tirs, des balançoires. Le dimanche soir, on dansait sur la place aux accents de l'accordéon, quand la nouvelle se répandit : le père Chapuis venait d'avoir une attaque; il était paralysé des jambes. On l'avait ramené chez lui et il était en train de passer, le pauvre !
    Il faut reconnaître que l'attitude de Norbert fut parfaitement digne. Il vida son verre de rouge avec une expression de gravité inaccoutumée, enfila son veston et dit simplement :
    - Je vais aller jusque là.
    Quand le charron entra, le vieux Chapuis tout congestionné essaya de se redresser sur son grabat :
    - Gredin, lança-t-il d'une voix sifflante, gredin, tu ris à présent ! Tu vas l'avoir, l'Ornette, et pour mille francs, encore ! Si c'est pas une misère..., une terre qui, à elle seule, vaut trente fois ce prix !
    - Mais, père Chapuis, fit Norbert, vous allez vous remettre...
    - Tais-toi, sacripant ! Tu sais bien que je suis fichu. Mais tu ne l'emporteras pas au Paradis. Si tu oses jamais pénétrer chez moi, je reviendrai chaque nuit te tirer par les pieds ! Va-t-en, voleur ! Va-t-en !
    Le charron n'insista pas.
    Dans la nuit, le père Chapuis rendit l'âme et trois jours après, on l'enterrait au bout du jardin de l'église, tandis qu'on décrochait les lampions de la kermesse et que les roulottes s'effaçaient à l'horizon.
    Norbert avait du tact. Il voulut attendre vingt-quatre heures avant de prendre possession de son bien. Pourtant, le soir après le repas, il ne put résister au plaisir de tourner autour de la maisonnette.
    Le soir tombait, il allait rentrer chez lui, lorsqu'un bruit lui fit tendre l'oreille.
    - Tiens, c'est curieux, j'aurais juré qu'on avait bougé à l'intérieur... Oui, pas de doute...
    Un pas furtif allait et venait, puis une porte d'armoire s'ouvrit en grinçant.
    - Ohé, la Marie ! est-ce vous ?
    Aucune réponse. Le charron n'était pas poltron, mais il n'était pourtant pas rassuré. Maintenant le bruit de pas recommençait, suivi d'un bruit de vaisselle cassée.
    - Ah ! ça, ai-je la berlue ou bien les menaces de ce vieux fou m'auraient-elles rendu idiot ?
    Il prit la clef dans sa poche. Les pas avaient cessé. Norbert entra résolument, fit craquer une allumette et alluma un restant de bougie fiché dans un goulot de bouteille. Comme il se redressait, un coup de vent souffla la flamme, tandis qu'il sentait contre son visage un frôlement rapide. Il poussa un cri et courut d'une traite jusqu'au presbytère.
    - Monsieur le Curé, fit-il, haletant, la bicoque du père Chapuis est hantée. Sa vaisselle remue toute seule. Les esprits soufflent la bougie. J'ai senti un diable velu me caresser la joue. Je vous jure que le vieux sorcier se venge.
    Le curé ferma calmement son bréviaire :
    - Norbert, tu as bu un coup de trop !
    - Mais je suis à jeun, Monsieur le Curé !
    - Sans doute, Dieu permet-il parfois au Malin de troubler la paix des hommes. Mais Chapuis était plus bête que méchant. Prends ma lanterne et suis-moi. Je veux aller voir ça moi-même.
    Devant la porte de l'Ornette, un violent bruit d'assiettes cassées les fit s'immobiliser.
    - Là ! qu'est-ce que je vous disais, balbutia le charron, battant en retraite.
    Mais un grand éclat de rire du prêtre le rassura.
    - Vite, Norbert, ferme la fenêtre, et la porte aussi... Regarde-le, ton affreux diable velu !
    Et l'abbé désignait du doigt, peureusement réfugié au sommet de l'armoire à vaisselle, un mignon petit sapajou qui se voilait la face des deux mains.
    Le lendemain, des forains, munis d'une cage, venaient chez le garde-champêtre reprendre possession de leur singe qui s'était échappé de sa roulotte en brisant sa chaînette.
    Bien des années après, lorsqu'il buvait un coup avec les copains, le charron Norbert riait encore de l'étrange aventure :
    - J'avoue que l'Ornette, je ne l'ai pas payée cher, mais c'est égal, ce soir-là, ce sacré père Chapuis a dû savourer sa vengeance posthume !


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