• la maison près du lac

    La première fois que je le vis, je venais à peine d'entrer dans ma cinquième année. Nous étions en vacances sur les bords du lac Erié où mon grand-père possédait une grande demeure. Cette première vision me fit hurler si fort que toute la maisonnée accourut, mais personne ne put me tirer un mot. Plus tard, après le départ du médecin que l'on avait appelé à mon chevet, je m'endormis et le lendemain, nous quittâmes le manoir de grand-père pour Chicago où mon père travaillait. Puis nous déménageames pour Charlotte.
    Nos moyens ne nous permettaient alors pas de rendre visite à grand-père, même pendant les vacances.
    Quand j'eus quinze ans, mon père qui venait d'accéder à un poste très important dans sa société, projeta de passer nos vacances dans la propriété de grand-père. Nous devions nous y rendre dans la voiture qu'il venbait d'acheter. Un mois avant notre départ nous apprîmes la mort du vieil homme. La date de notre voyage fut donc avancée.
    La grande maison était encore plus vide et silencieuse que jamais et je me souviens être resté des heures, mi-fasciné mi terrifié, appuyé sur le manteau de la cheminée, mes yeux plongés dans ceux du portrait du bâtisseur de la maison, mon trisaïeul. Si la vision de ce regard ne me faisait plus hurler, une peur indicible s'immisçait en moi dès que la toile capturait mon regard. Nous revînmes souvent au domaine et j'avais fini par me persuader que si le regard du portrait me suivait dès que je pénétrais dans la pièce, ceci n'était dû qu'à l'habileté de l'artiste. Pour me convaincre, j'alla&is même, certaines nuits, jusqu'à descendre le grand escalier en silence pour m'installer dans un fauteuil face au portrait que j'examinais à la lueur d'une chandelle; je me demandai même si ce n'était pas plutôt lui qui me scrutait. Lors de ces périodes de veille, le manque de sommeil aidant, je croyais voir la toile s'animer de mouvements convulsifs. Je préférai alors remonter me coucher mais la vision du portrait me suivait dans mes rêves.
    A vingt ans, je partis à Columbia pour y poursuivre mes études de droit et, pendant trois ans, je ne remis pas les pieds à Erié.
    Mes études à Columbia se déroulèrent paisiblement et sans incident notoire. Mes angoisses d'enfant semblaient s'évanouir devant la réalité quotidienne à laquelle j'étais confronté.
    J'avais convaincu mon père de m'envoyer en Europe pour y terminer mes études. A peine arrivé à Paris, je me débarrassai de mes bagages à mon hôtel et je me ruai au Louvre où était exposé le chef d'oeuvre de maître italien Vinci.
    Ma déconvenue fut grande. Si le regard vous suivait effectivement, il n'avait pas la vivacité et la force de celui de mon aïeul... Mais peut-être mes souvenirs me trompaient-ils... D'ailleurs j'avais du mal à croire qu'un obscur peintre de campagne ait pu donner plus d'âme à son tableau que Vinci à son chef d'oeuvre.
    Je restai un an à Paris et je crois que la vie que l'on y menait alors réussit à me faire totalement oublier le portrait et les sueurs froides qu'il m'avait infligées.
    A mon retour, mon père me proposa une place ans sa société à Saint-Louis. C'est là que je rencontrai Elisabeth qui devint ma femme un an plus tard.
    Notre voyage de noces consista en un séjour à la propriété d'Erié.
    Quand Elisabeth fut occupée ailleurs, je fis ce que je désirais depuis que j'étais revenu au domaine, j'ouvris la porte du salon. Ses yeux me guettaient, son sourire était mauvais, il m'avait attendu. Cela ne faisait aucun doute, le tableau vivait...
    Je refermai la porte à clef. La maison était assez vaste pour qu'Elisabeth ne s'intéressât pas à cette pièce qui était toujours froide et sinistre.
    Nous n'étion,s là que depuis une semaine quand Elisabeth voulut savoir ce que la porte à double battant de l'entrée cachait. Dissimulant le mieux que je pus mon émotion et mentant pour la première fois à Elisabeth, je répondis que le grand salon, une pièce glaciale et humide, se trouvait derrière la porte close dont je ne possédais hélas plus la clef. J'aurais dû me douter que c'était lui qui se manifestait. La discussion s'engagea alors sur un autre sujet ce qui me rassura.
    Trois jours plus tard, je dus me rendre à Cleveland pour affaires. Je ne rentrai que tard dans la soirée. Nous venions de vivre une journée de canicule comme seul le nord des Etats Unis peut en vivre.
    La première chose que je vis en rentrant dans le hall fut la porte du salon entrouverte, elle avait été forcée...
    Mon sang se glaça. Je la poussai violemment, mes yeux furent capturés par le regard du portrait qui semblait me narguer. Je ne me rendis même pas compte du cri de surprise d'Elisabeth.
    Elle était là, assise dans un fauteuil, et devait lire un livre avant ma venue. La chaleur avait été telle dans la journée qu'elle avait demandé à Aldrecht, le jardinier, de lui ouvrir le salon où elle avait pu trouver de la fraîcheur.
    Je dormis mal ce soir-là. Le sourire de mon aïeul me poursuivait, ses yeux ne me quittaient pas...
    Nous restâmes une semaine à Erié puis nous partîmes pour Detroit où nous nous installâmes. Nous ne connaissions personne dans cette grande ville industrielle sans cachet, nous vécûmes donc les premiers mois de notre mariage en vase clos, ce qui nous convenait. Ce fut une période heureuse pendant laquelle notre amour mutuel crut de jour en jour.
    Les beaux jours revinrent. Elisabeth avait besoin de repos car elle était enceinte. Je l'accompagnai, non sans un certain malaise, à Erié car tel était son désir.
    Lorsqu'Elisabeth fut profondément endormie, je descendis au salon muni d'une lampe torche.
    Avec une lenteur infinie j'ouvris la porte. Mon coeur battait à tout rompre. Puis j'orientai le rayon de la lampre vers le tableau. Il n'y était plus !
    Au centre du cadre en bois ouvragé, il n'y avait plus qu'une toile blanche ! Je dus hurler car les domestiques et Elisabeth se trouvèrent bientôt à mes côtés.
    Je mis beaucoup de temps à leur expliquer ce que j'avais vu. Mais lorsque le salon fut éclairé, force me fut de constater que le portrait se trouvait bien en place, au-dessus de la cheminée. J'avais dû me tromper, pourtant son sourire me narguait.
    Elisabeth pleurait beaucoup en me caressant la main. Me croyait-elle fou ? Moi-même lorsque j'aperçus mon visage hagard dans le miroir je me posai la question. Elisabeth sut trouver les mots qui me réconfortèrent et elle me montra tant de tendresse que je ne tardai pas à me calmer. J'allai m'allonger dans ma chambre, mais le sommeil ne vint pas.
    Un frottement dans le couloir me tira de ma torpeur. J'ouvris la porte de ma chambre et je le vis devant moi ! Je sentis mes muscles se raidir, j'étais paralysé ! Son sourire mauvais m'humiliait. Il continua sa progression vers la chambre d'Elisabeth. A cet instant, je compris tout, ce qui eut pour effet de me faire recouvrer mes esprits.
    Je me jetai sur lui. Il n'y eut pas de contact, seulement une sensation de froid intense et pénétrant totalement abjecte. Pourtant il était là et je le vis traverser la porte de la chambre de ma femme.
    Je me ruai dans l'escalier, j'entrai en courant dans la cuisine et je me saisis d'un couteau.
    Au premier, Elisabeth hurlait. Comme un fou, je me précipitai dans le salon. Sur la cheminée, il y avait une toile blanche. Avec une violence inouïe j'enfonçai le couteau dans la toile que je déchiquetai.
    Jamais homme n'a entendu tel cri. Toute la maison trembla comme si elle aussi tentait de lutter contre l'anéantissement de son créateur. C'était un cri qui remontait du fond des âges, d'un temps où les hommes ne possédaient pas d'âme, d'un temps où ils vénéraient encore les anciens dieux, d'un temps où la haine était le sentiment le plus doux. Jamais nous ne pourrons effacer son souvenir et sa simple évocation me glace le sang.
    Dans la chambre d'Elisabeth, il s'était affaissé et petit à petit, il fut comme déchiré avant de s'évanouir. Le lendemain nous avons brûlé les lambeaux de la toile.
    Nous habitons maintenant avec notre fils à Salt Lake City. Cette ville sainte devrait nous protéger.
    Nous avons mis en vente le domaine d'Erié, cela vaut mieux pour nous.


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