• la revanche de Nicos Latkis

    La cigarette qu'il jeta brasilla un moment sur le sol mouillé et s'éteignit.
    Quatre ou cinq lumières clignotantes indiquaient la courbe du quai. La ville même se trouvait entre les arbres et cette ligne balisée... Si on pouvait appeler ça une ville ! Des entrepôts, des baraques de tôle, une demi-douzaine de traverses peu recommandables. Port-Blair, une escale entre Rangoon et Ceylan, entre Singapour et l'Inde... Un refuge occasionnel pour les cargos et les boutres qui cabotent dans l'archipel des îles Andaman... Une ville ! Il y avait de quoi rire...
    L'homme alluma une bougie, s'assit sur une paillasse bourrée de feuilles et souleva le couvercle d'une boîte de corned-beef...
    Il se mit à manger avec indifférence, piquant des carrés de viande de la pointe de son couteau. On aurait dit qu'un artiste chinois eût taillé avec minutie son visage dans un bloc de vieil ivoire, tant la peau plaquait sur les os; à chaque mouvement de la mâchoire, on pouvait croire qu'elle allait craquer comme une feuille de cigarette...

    ..........

    Nicos Latkis, sous ses paupières mi-closes, laissait se dérouler le film de sa vie. Son enfance misérable s'était écoulée sur les quais ensoleillés du Pirée, dans l'odeur chaude des docks. A treize ans, un navire panaméen l'avait conduit à l'autre bout de la terre. Cent voyages avaient tanné sa peau et rempli ses yeux d'éblouissantes ou de sordides visions...
    Il contracta la fièvre jaune à Trincomalee. Il courut la jungle à Bornéo pour le compte d'un marchand hollandais qui troquait, auprès des Darjaks, des plumes d'oiseaux merveilleux contre des colliers de verroterie. Il fut mineur d'or à Johannesburg, loueur de "pousses" à Singapour, prospecteur de pétrole dans les marais de Java...
    Un jour, il avait atterri à Port-Blair... Il y avait séjourné deux mois... Il travaillait à la pêcherie de Jensy Millon.

    ..........

    Les Européens qui l'avaient connu lors de son premier séjour aux Andamans avaient marqué un grand étonnement de son retour... Il avait évité de répondre à leurs questions. Aussi le bruit se répandit vite que Nicos Latkis avait un secret... L'étonnement redoubla quand on sut qu'il avait acheté le boutre d'un commerçant indou et qu'il l'avait payé rubis sur l'ongle...
    Allongé sur sa paillasse, il n'arrivait pas à trouver le sommeil. L'image du petit Nicos courant pieds nus entre les caisses de riz et les sacs d'épices sur le quai de Salonique le poursuivait... Il s'efforça de penser à "l'affaire qui l'avait amené ici"...
    Au dehors, un orage creva...
    Les immenses feuilles crépitaient. Nicos écrasa de sa paume la bougie qui se mourait...

    ..........

    La mer était merveilleusement calme comme la première fois. Une frise de nuages rouges ourlait l'horizon. Le boutre mit plus de deux heures à doubler la petite île Carl qui fait face à la baie de Port-Blair...
    L'île s'étirait en une corne rocheuse de plus de mille pieds de longueur. A mesure qu'il s'approchait, Nicos sentait l'énervement le gagner. Il s'étonna de ces frémissements aigus qui pinçaient ses muscles sous la peau. Jamais non plus, au cours de son aventureuse existence, il n'avait éprouvé cette douleur qui lui contractait l'estomac.
    Le boutre léger nageait le long des roches... Nicos se pencha sur le bordage. Retrouverait-il les deux roches rouges, dont la forme s'était gravée dans sa mémoire... La plus grande portait une entaille profonde à son pied, une entaille, il s'en souvenait, qui avait la forme d'un bonnet d'évêque...
    Quand il aurait trouvé ce jalon, il s'occuperait de cette chose pour laquelle il était venu. Tout serait alors une question de chance...
    Le soleil bondit de son oreiller de nuages. Un long rayon jaune caressa la mer qui prit la teinte chaude, qu'elle avait ce jour-là, le jour où il avait vu...

    ..........

    Il y avait trois mois jour pour jour. Il avait accepté de travailler pour ce vieux forban de Jensy Millon qui avait une pêcherie de perles sur le plateau corallien à 10 milles d'Andaman... Ils revenaient ensemble, le travail terminé, dans une petite embarcation à moteur que conduisait un Malais. Il était assis à l'arrière, près de Millon. Harassé de fatigue, il regardait vaguement dans l'eau calme. La barcasse longeait l'éperon rocheux. Le soleil brossait le sillage d'écume. Il avait vu l'huître à cinq pieds à peine sous les roches rouges. Elle était énorme, entrebâillée. Deux algues longues collées à la valve supérieure traînaient mollement. Des huîtres de cette taille-là, on en rencontre deux par siècles. Il avait eu cette veine de la voir dans un éclair. Mais ça encore, ce n'était rien...
    Il avait vu deux perles ou plutôt le reflet de deux perles. Deux lamelles pourpres...
    Il n'ait pu étouffer un cri, et Jensy Millon, soupçonneux, lui avait demandé ce qui le prenait...
    - Une crampe dans le cou ! il avait répondu. Je commence à en avoir assez des îles Andaman.
    Trois jours plus tard, il avait dû regagner la Malaisie sans avoir pu récupérer l'huître.

    ..........

    Elle était là sous ses trois pieds d'eau. Il la voyait avec ses deux algues en forme d'antennes qui traînaient au-dessus des coraux. Il serait resté des heures, immobile, penché sur la mer. 
    Les valves bâillèrent lentement, et, à son grand étonnement, trois lumières roses brillèrent comme des yeux. Deux grosses et une petite. Nicos Latkis se déshabilla sans se presser. Il rigolait doucement. Vraiment, oui, il avait une sacrée chance !...

    ..........

    Le long steamer blanc se rangea le long du môle n°3 réservé aux lignes d'Extrême-Orient. L'homme prit sa valise. Ses vêtements bien coupés flottaient un peu autour de lui. Des tas de gens se pressaient. La fièvre des arrivées gagnait le pont.
    A la douane, il signala qu'il n'avait rien à déclarer. La lumière était fine et belle. Il foulait maintenant les quais de son enfance. Il allait droit devant lui, indifférent aux gens qui le bousculaient.
    Pourquoi ne louerait-il pas une chambre sur le port.
    - Chaussures, monsieur, chaussures.
    Le gamin le tirait par la veste. Yeux clairs et tête embroussaillée qui lui rappela le gamin qui courait sur les quais, il y avait quarante ans.
    - Comment t'appelles-tu petit.
    - Nicos, monsieur... Nicos Yannou... Chaussures, monsieur. Ma mère est malade.
    Le voyageur fouilla dans sa doublure.
    - Tu donneras ceci à ta mère, petit. Moi aussi, je m'appelle Nicos. C'est une perle, une perle d'Asie.

    .................

    Le gamin avait disparu dans la foule que Nicos Latkis souriait encore au soleil, à la lumière de Grèce, au port de Pirée, à l'étonnement du petit cireur et à la satanée chance qu'il avait eue.


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