• le caillou

    Les promenades ne manquaient pas dans la petite ville de Valande. Il y avait de beaux boulevards après lesquels on se trouvait aussitôt dans la campagne, au milieu des champs et des bois.
    Chacun avait adopté son coin préféré. Il y avait la promenade des rentiers, où des bancs très rustiquess leur permettaient de continuer leurs bavardages sans trop de fatigue. Il y avait celle des mamans et des bébés, avec des tas de sable bien doré et des pentes recouvertes d'une herbe douce. Il y avait aussi le coin adopté par les garçons qui sortaient de l'école; c'était un peu plus sauvage, avec des fossés, des raidillons et des tas de cailloux, mais aussi quel merveilleux endroit pour la petite guerre et les batailles rangées, car les écoliers étaient séparés en deux camps, qui, à la sortie de la classe, se disputaient, se poursuivaient, échangeant les coups.
    A la tête d'une des deux bandes était Jean Letard. Non seulement c'était un des plus grands, mais il n'y en avait pas deux comme lui pour entraîner ses camarades, leur faire franchir les fossés, traverser les buissons et les brousailles, au détriment des blouses et des culottes.
    Presque toujours, la troupe commandée par Jean Letard sortait victorieuse de la bagarre et mettait l'ennemi en fuite. Or, les combattants n'avaient jamais apporté autant d'entrain à se poursuivre, ni d'acharnement à se cogner, que ce jour-là. Ils étaient, du reste, bien libres. Pas un promeneur n'était en vue, et la seule maison dont on aurait pu les apercevoir et les guetter semblait toujours vide. Cette grande et belle maison, un peu retirée, était habitée par une veuve, Mme Dujer, qui vivait là avec sa fille Mariette.
    Pas un passant pour les gronder et personne pour les observer dans la maison d'où l'on aurait pu les surprendre : voilà qui redoublait l'entrain des écoliers, d'autant plus que la classe leur avait paru, ce jour-là, longue et ennuyeuse; et puis, il y avait aussi la conquête d'un talus dont on avait nouvellement abattu les arbres.
    Par suite de l'absence qe quelques-uns de ses compagnons les plus solides, la bande commandée par Jean Letard semblait avoir le désavantage. Mais Jean n'était pas un capitaine à se décourager.
    Il entraîne ses partisans jusqu'à un tas de cailloux et leur enseigne aussitôt la manière de s'en servir. Bientôt, la troupe adverse est obligée de battre en retraite sous une grêle de projectiles. Jean Letard se distingue particulièrement par son adresse et par sa résistance à la fatigue. Les pierres qu'il lance sans discontinuer ne tombent pas à moitié chemin. Elles vont même parfois trop loin.
    C'est ainsi qu'un caillou, bien luisant et bien pointu, est envoyé par Jean avec une telle force qu'il arrive en plein dans l'une des fenêtres de la maison de Mme Dujer. Et la vitre vole en éclats. Inutile d'ajouter que, moins d'une minute après cette catastrophe, on aurait pu chercher les écoliers sur la place de leurs ébats : tous avaient déguerpi, et chacun était rentré chez soi, à la stupéfaction des parents, qui, habituellement, ne voyaient pas revenir leur fils si tôt, ni avec une figure si sérieuse.
    Jean Letard était parmi les premiers rentrés, et, à la surprise de son père, il s'était mis tout de suite à préparer ses devoirs pour le lendemain, sans pousser de cris, ni exécuter les gambades qui, chaque soir, mettaient la maison sens dessus dessous.
    Si Jean avait le nez sur ses livres, sa pensée était ailleurs. Il avait encore la vision du grand carreau troué par le caillou.
    Evidemment, il se sentait coupable; mais peu à peu son tempérament de "diable" devait reprendre le dessus.
    "Après tout, finit-il par se dire, un carreau cassé, ça se remplace, et quand on possède une aussi belle maison que celle de Mme Dujer, on ne doit pas faire attention à quelques francs de plus ou de moins".
    Et le soir, Jean avait retrouvé toute sa bonne humeur et sa gaîté.
    Hélas ! le lendemain devait changer son état d'âme...
    En effet, à l'heure où il se rendait à l'école, Jean rencontrait souvent Mme Dujer conduisant sa fille en classe. Or, ce matin-là, quelle ne fut pas la surprise de Jean en voyant la petite Mariette avec un large bandeau sur l'oeil. Et la blonde enfant, qui d'habitude trottinait si légèrement, paraissait ce matin-là, toute hésitante et toute triste.
    Ce ne fut pas seulement de la surprise qu'éprouva Jean Letard; ce fut aussi une véritable angoisse. C'est comme s'il avait reçu un choc violent à l'estomac. Il s'était tout à coup senti les jambes tremblantes et un grand froid au coeur.
    Il venait de reconstituer en un instant tout le drame dont il était sûrement l'auteur.
    La veille, Mariette Dujer n'avait pas sur l'oeil ce bandeau qui lui donnait l'air si malheureux. La pierre, ou bien un éclat de vitre, avait dû atteindre la pauvre petite. En tout cas, le résultat était indéniable : Mariette Dujer avait un bandeau sur l'oeil.
    Ce soir-là, Jean Letard ne poussa pas de cris joyeux et ne fit pas de gambades. Il attendait avec anxiété le lendemain pour voir si la petite Mariette aurait encore l'oeil recouvert d'une triste bande blanche.
    Mais il eut beau la guetter, il ne vit ni Mme Dujer, ni sa fille. Celle-ci n'était pas allée en classe; c'est donc que son oeil n'était pas guéri, au contraire !
    Jean Letard connut alors le remords. Lui qui s'endormait si vite et si profondément une fois la tête sur l'oreiller, il ne trouvait le sommeil que fort tard et des cauchemars le réveillaient en sursaut...
    Toujours cette fatale vitre tombant en éclats... Les cheveux blonds de Mariette... Le caillou luisant et pointu... Le bandeau...
    Ce fut bien pis le jeudi suivant.
    Au lieu d'aller se promener avec ses camarades, Jean avait demandé la permission de rester à la maison. "Il avait, disait-il, des leçons à apprendre et une narration très difficile à rédiger".
    Et son père, heureux d'un tel zèle, lui avait permis de s'installer dans son bureau; et s'il avait besoin, pour ses devors, de consulter les gros dictionnaires, il les aurait ainsi sous la main.
    Jean consulta le dictionnaire, mais ce fut pour apprendre tout ce qui pouvait concerner les yeux et comment on pouvait guérir un coup reçu sur un organe sensible.
    Ce qu'il lut fut terrible. Les complications que pouvaient entraîner des soins mal donnés. La perte d'un oeil pouvant parfois entraîner celle de l'autre et occasionner la cécité... Mariette aveugle...
    Jean Letard finit par se convaincre que la petite Mariette Dujer allait devenir aveugle, et cela par sa faute à lui, brutal, lanceur de pierres...
    Et le soir, à table, il eut beau se forcer, il fut impossible à Jean d'avaler sa soupe.
    - Tu es souffrant ? lui demanda sa mère, inquiète.
    Jean fait un petit signe négatif et pousse un gros soupir.
    Alors, son père intervient. Fronçant les sourcils, il questionne :
    - Qu'est-ce que tu as, alors ?... Parle donc, Jean ! Tu ne me feras pas croire que tu n'as rien ! Tu ne chantes plus ! Depuis trois jours, tu n'as rien cassé ! Et enfin, tantôt, tu as travaillé ! Ce n'est pas naturel, il se passe quelque chose ! Allons, Jean, explique-toi !
    Jean soupire encore, hoche la tête, avec deux grosses larmes au bord des paupières, et finit par dire, d'une voix lamentable.
    - J'ai peur que Mariette ne devienne aveugle !
    - Qui ça, Mariette ?
    - Mariette Dujer, répond Jean, cette fois, fondant en larmes.
    - C'est vrai, intervient Mme Letard : je l'ai vue l'autre jour avec un bandeau sur l'oeil. Mais qui donc t'a dit qu'elle allait devenir aveugle ?
    - C'est moi qui le crois, balbutia Jean; parce qu'elle a dû recevoir une pierre dans l'oeil... Et cette pierre, c'est moi qui l'ai lancée.
    - Voilà donc le grand mot lâché ! s'écria M. Letard en frappant la table du poing. Tu as encore commis une sottise; plus qu'une sottise, une mauvaise action. Et cette fois, c'est très grave. Je comprends que le remords t'empêche de jouer et te coupe l'appétit. Tu vas aller te coucher puisque tu n'as pas faim, et dès demain matin, tu viendras avec moi chez Mme Dujer lui demander pardon de ce que tu as fait.
    Le lendemain, à son réveil, Jean eut une sensation plutôt désagréable en se souvenant que c'était le matin même qu'il allait, avec son père, rendre visite à Mme Lejer, lui demander pardon et, surtout, se trouver en face de sa victime, la pauvre Mariette.
    Deux heures après, M. Letard emmenait son fils.
    Quand Jean se trouva dans le grand salon de Mme Dujer, il fut obligé de s'asseoir, tant ses jambes étaient tremblantes.
    Mais voici Mme Dujer, affable et souriante, bien qu'un peu étonnée d'une visite aussi matinale.
    - Vous m'excuserez, Madame explique M. Letard, de venir vous déranger à pareille heure, mais mon fils, ici présent, vous doit des excuses. Il est coupable, gravement coupable...
    A ce moment, Mariette Dujer entre au salon, le sourire aux lèvres. Elle n'a plus de bandeau, et ses yeux n'ont jamais été si brillants ni si gais.
    Jean a sursauté, tout joyeux; Mariette est là devant lui, sans bandeau ! Elle aura sans doute attrapé un coup d'air ou souffert de quelque "bobo"; mais elle n'a sûrement pas été atteinte par le maudit caillou.
    Alors, retrouvant sa bonne humeur, Jean s'empresse d'expliquer à Mme Dujer, avec une franchise amusante :
    - Je venais vous demander pardon, Madame, parce que c'est moi qui ai cassé votre carreau... Je vous promets que je ne lancerai plus de pierres... du moins, du côté de votre maison...
    - Ni ailleurs !... interrompt M. Letard, sévère.
    - C'est promis, papa ! s'écrie Jean.
    Et tout trépidant de joie, maintenant qu'il est débarrassé de son remords, il suit en gambadant Mariette qui l'emmène jouer dans le jardin...
    La leçon de Jean lui a été profitable, car non seulement il a pris la bonne résolution de ne plus lancer de pierres, mais il a également "converti" sa bande, qui, maintenant, a trouvé d'autres jeux, moins méchants et plus amusants, pour se distraire.


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