• le trésor des totems

    En descendant du train, Charly tomba positivement dans les bras de son vieux cousin Nicolas, qui l'attendait sur le quai de la gare.
    - Content de te revoir, garçon ! dit le cousin Nicolas avec un laconisme ému.
    - Et moi, donc ! Je croyais que les vacances ne viendraient jamais, jubila Charly, radieux.
    Un instant plus tard, il roulait sur la route familière dans l'antique voiture du cousin, nommée Ernestine par son propriétaire qui lui vouait une incompréhensible tendresse. Poussière, ferrailleuse, malodorante, Ernestine était un "clou" dont un chiffonnier n'aurait pas voulu. Mais le cousin Nicolas l'aimait et se refusait à en acheter une autre, bien qu'il fût assez riche pour s'offrir une autre de luxe, et même plusieurs.
    Un original, le cousin Nicolas ! Il avait passé sa jeunesse à parcourir la terre dans tous les sens, explorant les régions les plus sauvages, traversant mille et mille aventures incroyables. Maintenant il vieillissait tranquillement au milieu de ses souvenirs, au fond de sa maison de campagne, ne se passionnant plus qu'à l'élevage des lapins angora. Charly raffolait de lui. De son côté, le cousin Nicolas se découvrait un coeur de tonton-gâteau pour son jeune parent et se faisait une fête de l'inviter chaque année pour les grandes vacances.
    Tandis qu'Ernestine roulait en pétaradant et en ruant des quatre pneus, Charly demanda des nouvelles de toute la maisonnée : Berthe, la cuisinière, le jardinier Camille, les lapins...
    - Berthe a encore grossi, le renseigna l'ancien explorateur, cemponné au volant d'Ernestine.
    - Camille crache toujours à longs jets savants de virtuose, quant aux lapins... ah ! garçon. Quelle consolation pour mes vieux jours ! Ils sont superbes, plus angoras que jamais, doux, affectueux...
    Charly interrompit l'hymne aux lapins par une nouvelle question qui lui tenait plus à coeur que les autres :
    - Et Arlette, comment va-t-elle ?
    Le vieux cousin sursauta et fronça d'un seul coup toutes les rides de son visage tanné :
    - Arlette va bien, mais tu ne vas pas recommencer à me déshonorer en passant tes vacances à bercer les poupées des filles. Tu vas sur tes treize ans, Charly, il est temps de devenir un homme...
    Charly rougit légèrement et protesta d'une voix faible :
    - Je n'ai jamais bercé de poupée... Tu sais bien qu'Arlette n'en a pas. Elle est bien trop pauvre.
    - Poupée ou pas poupée, tu ne te plais qu'à des jeux de filles. Il faut que ça change ! tonna le cousin Nicolas.
    Il s'amusait volontiers à feindre de grandes colères. Charly les savait inoffensives et ne s'en effrayait pas. Chaque année le cousin Nicolas lui faisait la guerre au sujet de leur petite voisine Arlette. Il trouvait la filette charmante et l'aimait beaucoup. Mais ce qui l'horripilait, c'était de voir, Charly continuellement en sa compagnie au lieu de se mêler aux garnements du village qui se distrayaient "en hommes", disait-il, cassant parfois les carreaux, rentrant chaque soir avec des bosses glorieuses, des genoux écorchés et des vêtements en lambeaux.
    Or Charly avait une nature tranquille et douce, un peu craintive aussi, il devait le reconnaître. Il détestait les jeux violents. A Paris, il choisissait ses camarades parmi les plus pacifiques de son lycée. Pendant les vacances, il était heureux de retrouver son amie Arlette, avec qui il s'amusait magnifiquement et selon ses goûts. D'autres fillettes venaient du village. Toute la petite société se réinissait sous le grand chêne qui s'élevait devant la maison d'Arlette.
    Le cousin Nicolas entrait en fureur quand il apercevait Charly au milieu de cette couronne de filles, jouant à des jeux qu'il jugeait stupides, parce qu'il ne les comprenait pas.
    Arlette, orpheline élevée par une grand-mère très pauvre, avait appris à Charly comment on joue sans jouets, en utilisant les trésors de la nature : les feuilles, les fleurs, les bêtes. Charly, émerveillé par l'ingéniosité et l'imagination poétique d'Arlette, se passionnait avec elle au dressage des hannetons, à la récolte des glands pour la fabrication de pantins articulés tout à fait cocasses, aux rites mystérieux qu'elle inventait pour rendre hommage à leur ami le grand chêne, témoin et protecteur de tous leurs jeux.
    Ils passaient tous deux de longues heures nichés dans les branches de l'arbre séculaire, apprivoisant les écureuils ou s'exerçant à imiter le chant des oiseaux.
    Le cousin Nicolas se désespérait :
    - J'ai maté des chasseurs de têtes, j'ai tué des tigres, j'ai capturé des gorilles; et toi, tu apprends à chanter avec les fauvettes, tu épluches des noisettes pour les écureuils, tu domptes des hannetons !
    Il rêvait de corriger son jeune cousin de ses faiblesses et de le transformer peu à peu en héros.
    - C'est cette année que tu deviens un brave, annonça le cousin Nicolas à Charly, d'un ton sans réplique, au moment où Ernestine s'immobilisait devant la maison en exhalant un ultime râle.
    Charly ne prit pas garde à cette prophétie. Mais pendant le dîner son vieux cousin revint sur le sujet :
    - Garçon, cette année, tu entres la nuit dans la cabane aux totems.
    Charly faillit s'étrangler avec sa bouchée de poulet. rien ne l'épouvantait davantage que cette collection de monstres que le cousin Nicolas avait rapportée de ses explorations. Une cabane dans le parc était réservée à ces horribles divinités de bois, peinturlurées, ricanantes, avec des joues vertes, des yeux rouges, des cheveux dressés...
    Un vrai cauchemar ! Charly ne se hasardait jamais seul dans le repaire des totems, où régnait une pénombre terrifiante. Même accompagné du cousin Nicolas, Charly n'affrontait pas les dieux sauvages sans se sentir les entrailles glacées d'épouvante.
    - C'est une épreuve. Il faut que tu la subisses victorieusement, car je ne peux plus supporter d'avoir une mauviette dans ma famille, reprit le cousin.
    - Pour te donner le courage qui te manque, j'ai placé un trésor au milieu des totems. Il sera à toi si tu vas le chercher seul la nuit.
    Il ajouta d'un ton solennel :
    - Et tu sais, garçon, c'est un vrai trésor... Un trésor qui te rendra riche.
    Charly le crut sans peine. La fortune et la fantaisie du cousin rendaient très vraisemblable qu'une grosse somme ait été déposée par lui sous la garde des totems, en manière d'appât. Mais Charly n'avait pas envie de la gagner. Il se savait poltron et en éprouvait de la honte. S'il avait pu dominer la terreur que lui inspiraient les totems, il l'aurait fait depuis longtemps, et sans autre stimulant que le désir de se réhabiliter à ses propres yeux. Mais il ne pouvait pas prendre sur lui à ce point. Rien que la perspective de se trouver seul, en pleine nuit, au milieu de ces faces figées dans des grimaces... Brrr ! Un frisson lui courut le long du dos :
    - Impossible, cousin Nic. Ne me demande pas une chose pareil.
    - Il le faut ! Il le faut ! tonitrua le cousin Nicolas en scandant les mots de formidables coups de poing sur la table.
    - Si tu ne gagnes pas le trésor pendant ces vacances, je te renie, tu n'es pas de mon sang.
    Charly sourit, sachant bien que le cousin ne le renierait jamais. Ils s'aimaient trop tous les deux.
    Le lendemain matin de bonne heure, Charly courut dire bonjour à Arlette et à sa grand-mère. Cette dernière lui parut vieillie et soucieuse.
    - Grand-mère a de gros ennuis... L'argent manque de plus en plus à la maison, lui expliqua son amie en l'entraînant sous le grand chêne, plus beau, plus majestueux que jamais.
    - Mais ne parlons pas de choses tristes, Charly. Je suis si heureuse de te revoir !
    - Et moi donc !
    Ils s'assirent sous le bel arbre et parlèrent longuement des jeux qu'ils comptaient organiser pendant l'été. Au cours de la conversation, Charly raconta à Arlette que le cousin Nicolas voulait le forcer à entrer seul la nuit dans la cabane aux totems.
    - Tu devrais le faire, Charly, dit tranquillement la fillette. C'est vrai qu'un garçon doit être brave.
    Charly rougit violemment et baissa la tête, écrasé par la honte. Les paroles de sa petite amie le touchaient beaucoup plus que les fausses colères et les menaces de son vieux cousin. Il souffrait cruellement à l'idée qu'elle devait le mépriser pour sa couardise.
    Arlette, apitoyée de le voir si confus, ajouta très vite :
    - Mais je suis sûre que tu es brave, dans le fond... Plus brave que tu ne le croies. Tu ne peux pas avoir peur de morceaux de bois. Car, après tous, tes totems, ce n'est que cela !
    Elle parlait avec douceur et la gravité d'une petite femme. son assurance persuada Charly qu'il sous-estimait son propre courage.
    - J'essayerai, promit-il.
    Le soir même, il se dirigea vers la cabane aux totems. Le parc était horriblement noir et la torche électrique de Charly y balayit d'étranges formes, vite englouties dans les ténèbres. La cabane aux totems était située dans une sorte de petit bois. Quand Charly se trouva devant la porte redoutée, une folle panique lui fit chavirer le coeur.
    Les jambes molles, mais cramponné à son courage, il souleva le loquet et poussa la porte. Elle grinça sinistrement... Entrouverte, elle laissa passer un souffle  mystérieux... Sans doute un courant d'air, tout simplement, mais qui parut solide et glacé à Charly... Et cela sentait l'odeur des totems... Une odeur d'ailleurs, inquiétante, qui ne ressemblait à rien de connue...
    Tout à coup, Charly, qui n'osait pas pousser davantage la porte, crut entendre remuer dans le noir de la pièce... Peut-être un rat qui fuyait ou quelque animal du parc en visite chez les totems... Il ne chercha pas à éclaicir la question. Moite de terreur, frissonnant de la tête aux pieds, il claqua vivement la porte et détala à toutes jambes, avec l'épouvantable impressiond'être poursuivi...
    Il ne reprit son aplomb qu'une fois rentré à la maison et solidement barricadé dans sa chambre, toutes lumières allumées !
    Le lendemain, il n'osa pas avouer son échec à Arlette. Il ne lui parla pas de sa tentative, résolu à la renouveler, et cette fois victorieusement.
    Les nuits suivantes, il recommença sans plus de succès. Plus il luttait contre ses terreurs, plus elles lui paraissaient insurmontables.
    Un matin, il trouva Arlette en larmes sous le grand chêne.
    - Oh ! Charly, c'est affreux, on va le vendre, expliqua-t-elle en sanglotant. Grand-mère est absolument obligée... Il paraît qu'elle n'a plus du tout d'argent, et le chêne vaut très cher.
    En disant cela, Arlette embrassait et caressait le tronc du bel arbre, son grand ami de toujours, le compagnon un peu magicien de ses jeux et de ses joies. Elle l'aimait tant... Elle lui devait tant de merveilles : des couronnes quand elle voulait être reine, des insectes qui devenaient du bétail quand elle voulait être fermière, des glands pour faire des pantins, de jolis petits bois, des pipes adorables...
    "Il faudrait que je gagne le trésor des totems pour le donner à la grand-mère d'Arlette et sauver l'arbre", pensa Charly, bouleversé par le chagrin de sa petite amie. Mais il n'osait pas exprimer sa pensée tout haut. Maintenant, il savait à quel point il était lâche. Il ne pouvait pas promettre le trésor à Arlette, puisqu'il était incapable d'aller le chercher... Ce fut la fillette elle-même qui souleva la question en disant :
    - Charly, voudrais-tu me donner le trésor des totems ? Si tu me le donnes, je crois que je pourrai aller le chercher pour sauver mon beau chêne.
    - Je te le donne de grand coeur ! s'écria Charly.
    - Mais tu sais bien qu'il faut aller le chercher la nuit. Pendant le jour, le cousin ferme la porte à clef. C'est horrible d'aller là-bas la nuit.
    Il ajouta en baissant piteusement la tête :
    - J'ai essayé plusieurs fois, mais je n'ai pas pu...
    - Si tu me dis que tu me donnes le trésor, cela suffit... J'irai, moi ! déclara Arlette d'un ton énergique.
    Charly crut lire un peu de mépris dans les yeux de son amie. 2crasé de honte, il n'ouvrit plus la bouche.
    Le soir, un orage terrible se déchaîna. Au moment du coucher, le cousin Nicolas dit à Charly, d'un ton moqueur :
    - J'ai ouvert la porte de la cabane aux totems, mais je crois que ce n'est pas encore cette nuit que tu te décideras à triompher de l'épreuve...
    Dans son for intérieur, il s'amusait beaucoup. Il avait épié Charly et connaissait ses vaines tentatives pour gagner le trésor.
    "S'il se doutait de ce qu'est réellement ce trésor..." se disait le facétieux cousin, réjoui de sa trouvaille. En effet, pour donner à Charly une leçon sur la valeur du courage, il avait seulement placé au milieu des totems une pancarte avec cette inscription :
    "Bravo ! Charly. Te voilà un homme. tu viens de trouver le plus grand des trésors et il est en toi : c'est la force d'âme".
    Celui-ci, loin d'imaginer ce qui se passait dans la tête de son vieux cousin, monta dans sa chambre comme pour se coucher. Mais il ne songeait pas à dormir. l'inquiétude le torturait en pensant à Arlette, qui devait s'apprêter à affronter l'épreuve. Avec cet orage, peut-être n'ira-t-elle pas à la cabane, essayait-il de se rassurer.
    Le front contre la vitre de sa fenêtre, Charly sonda anxieusement les ténèbres du parc plein de hurlements et de sifflements. Arlette était-elle dans la tourmente ? Avait-elle osé pénétrer dans la cabane ?
    Soudain, un fracas terrifiant accompagné d'un éclair plus fulgurant que les autres... La foudre venait de tomber sur le parc... du côté de la cabane, pensa tout de suite Charly, épouvanté, mais non plus pour lui-même. C'était le sort d'Arlette qui le remplissait d'appréhension...
    - Le feu... Il y a le feu à la cabane, proféra-t-il tout à coup.
    Des flammes s'élevaient à travers les branches, tordues et effilochées par les rafales...
    En un clin d'oeil, Charly fut dans le parc, courant dans la direction de l'incendie... Il ne songeait plus à trembler... Il n'avait même pas pris sa torche électrique... Il fonçait dans la nuit sillonnée d'éclairs...
    Il n'hésita pas une seconde, quand il fut devant la cabane aux totems. Il avait cru entendre des appels à l'intérieur... Des flammes et des étincelles s'échappaient du toit percé par la foudre, mais la porte était intacte... Il la poussa violemment...
    - Charly !... Au secours ! Arlette, réfugiée dans le fond de la cabane, tendait vers lui des mains suppliantes. Un rideau de flammes les séparait. Les totems en feu crépitaient, formant un décor hallucinant.
    - Attends, Arlette, n'aie pas peur... Je fais un chemin pour aller à toi, cria Charly, qui commençait déjà à renverser dans la fournaise les plus volumineux totems qui n'avaient pas encore été atteints par les flammes. Ces grosses pièces de bois dur formèrent une sorte de chaussée à travers le feu. Charly la franchit d'un bond et saisit la main d'Arlette, qu'il entraîna par le même chemin.
    -Diantre ! Que faites-vous là tous les deux ? s'écria le cousin Nicolas, sur qui ils tombèrent en se précipitant hors de la cabane.
    Il avait aperçu l'incendie et se hâtait au sauvetage de sa collection. Charly lui raconta l'histoire de l'arbre qu'il fallait sauver. Arlette ne le laissa pas achever :
    - Charly m'avait donné le trésor et je venais le chercher... Mais ce n'était qu'une plaisanterie... Il n'y avait qu'une pancarte à la place du trésor, s'écria-t-elle.
    Et, soudain, elle éclata en sanglots.
    Très ému, le cousin protesta :
    - Ce n'était pas du tout une plaisanterie. La preuve, c'est que pour récompenser votre courage j'achète l'arbre et je vous le donne...
    Coupant court aux remerciements joyeux des enfants, il ajouta :
    - Et maintenant, en attendant les pomiers, je m'occupe de mes totems... Charly, tu vas raccompagner Arlette chez elle et tu reviendras m'aider... Puisque tu es un brave !
    - C'est vrai, approuva Arlette en serrant très fort la main de son ami.
    Charly sentit qu'elle avait raison. Il savait maintenant qu'on trouve toujours du courage, quand il s'agit de défendre ceux qu'on aime.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :