• objectifs

    Dissimulés dans les anfractuosités de la vallée, les guerriers veshawars, AK47 en main et grenades à la ceinture, attendaient l'ordre d'attaque. Dans le profond méandre d'un lit asséché, les servants du lance-roquettes à têtes magnétiques, principal soutien d'artillerie, attendaient l'ordre de tir. Mais les ordres ne venaient pas.
    A 300 mètres en retrait, à l'entrée d'une grotte naturelle, le sergent Blakhi parlait avec véhémence au chef du groupe, et ce dernier, le capitaine Amar, commandant la 3ème brigade du FNLCP, l'écoutait avec embarras.
    - Le mahjdi (homme blanc, occidental en Veshwar) ne veut plus faire de photos ! disait le sergent.
    - Mais pourquoi ?
    - Il dit qu'on attaque par le mauvais côté de la colline et qu'à cause du soleil, toutes ses photos vont être en contre-jour et que c'est pas possible.
    Le capîtaine s'épongea le front.
    - Qu'est-ce que c'est que ce photographe qui ne sait pas faire de photos ? Bon. Allons le voir.
    Ils se glissèrent jusqu'à l'abri d'un épineux où le reporter Claude Butreau, de l'agence Epsilon, nettoyait ses objectifs en mâchonnant du gummi, une racine masticatoire qu'il avait découverté chez les rebelles et dont il raffolait.
    - Alors qu'est-ce qui se passe ? demanda Amar. Tu ne veux pas filmer ?
    Butreau cracha.
    - Mais bien sûr que si ! J'ai pas fait 12000 kilomètres pour rapporter des cartes postales ! Seulement, si vous attaquez le poste dans cette direction-là, tous tes hommes vont ressembler à des ombres chinoises, on ne verra même pas la fumée. Alors c'est pas la peine que je me fatigue.
    Le capitaine se gratta la barbe.
    - Mais mahjdi Butreau, nous attaquons la façade du poste qui est la moins protégée et la plus facile d'accès !
    Le reporter souffla sur une lentille, mais il faisait si chaud qu'il n'obtint pas la moindre buée.
    - J'ai pas dit le contraire. Mais réfléchis un peu. Amar. Tu vas prendre le poste par surprise, bon. Tu sais bien que tu vas tenir symboliquement 24 heures, jusqu'à ce qu'ils envoient une colonne de renforts pour le reprendre et tu seras obligé d'en repartir en laissant quelques hommes sur le terrain, et c'est tout. Moi, je veux bien, notez, c'est vos affaires, hein, la guérilla, la stratégie du harcèlement, je connais, j'ai rien contre.
    Il s'interrompit pour souffler sur un autre objectif.
    - Mais maintenant, si moi je réussis un bon reportage, il passe sur les télés du monde entier, dansz les plus prestigieux magazines. L'attaque de ton poste pourri par tes bergers loqueteux, ça devient la résistance désespérée d'un peuple farouche face à l'oppresseur. Résultat : le poste, tu n'auras peut-être pas pu l'occuper, mais dans un mois, c'est pour vous une pluie d'armes, de munitions, de dollars.
    Le capitaine semblait plongé dans une méditation théorique, mais le sergent Blakhi demanda :
    - Qu'est-ce que tu proposes, mahjdi Butreau ?
    Le capitaine leva les yeux, tandis que le reporter se redressait.
    - D'abord vous laissez tomber ce poste-là. Il a pas assez de gueule, trop camouflé, on le voit à peine, on n'y croirait pas. Non, il faudrait un objectif plus évident, en tout cas plus clair, plus lisible, un pont par exemple. Ca en jette, un pont.
    - T a le pont sur le Vzi, à 3 kilomètres, suggéra le sergent. Il est tenu par un escadron blindé.
    - Très bien, dit le journaliste. Ensuite, pour l'attaque, il faudrait prendre un angle de trois quarts face par rapport au soleil, vers 5 heures de l'après-midi, ça serait parfait. Et puis régler certains détails.
    - Lesquels, mahjdi Butreau ? demanda le sergent.
    - Ben vos bergers, là, je dis pas ça pour vous vexer, mais ils sont un peu ternes... C'est que je fais de l'ekta, moi. Si on pouvait les rehausser d'un ou deux petits points colorés, des foulards, par exemple... Ah, et puis je veux pas voir le lance-roquettes !
    - Mais pourquoi ? C'est notre seule arme lourde !
    - Vous êtes fous ! Il est ultra-moderne ! Si je le prends dans le champ par mégarde, on va tout de suite penser que la CIA vous finance déjà ! Que vous avez des moyens ! Mon agence ferait la fine bouche, le public aussi. Non, je préfère les grenades classiques.
    Le sergent quêta l'avis de son chef.
    - Moi, je veux bien, dit ce dernier avec une moue désabusée. Mais il y a deux mois, nous avons déjà attaqué un pont pour un de tes collègues, et j'attends toujours le résultat.
    Butreau sursauta.
    - Un de mes collègues ? Je ne suis pas le premier, ici ? Vous avez déjà attaqué un pont pour un autre reporter ?
    - Oui, un français aussi. Comment s'appelait-il, déjà ? demanda le capitaine.
    - Euh... le mahjdi Terrier, dit Blakhi.
    - Terrier ? gronda le journaliste. Terrier de l'agence Choc Shots ?
    - Oui, c'est ça.
    Butreau, blême, siffla entre ses dents.
    - Ah le petit fumier ! La vipère ! Il avait rien dit ! Il essaie de me doubler en douce... Bon. Raclée pour raclée, vous allez attaquer l'Etat-major de la région ! Ca sera autrement spectaculaire que son pont de merde, à ce poireau !
    - Mais on l'a déjà fait aussi, mahjdi Butreau, dit le capitaine. Terrier nous l'a demandé et on a perdu beaucoup d'hommes...
    - Hein ? Mais ça va pas, ça ! Si j'ai pas l'exclusivité, mon agence prend rien ! Vous vous êtes faits avoir ! Son agence, à ce Terrier, c'est une boîte minable qui couvre à peine les quotidiens de province ! La mienne est connue dans le monde entier ! Epsilon ! Vous avez fait une tragique erreur ! Vous vous êtes condamnés à l'anonymat !
    - Que pouvons-nous faire ? demanda le sergent affolé.
    - Il est encore dans le pays, ce Terrier ?
    - Oui, je crois.
    - Il faut récupérer ses films ! Sinon, pour votre soutien international, vous pouvez vous brosser ! Et vous ne savez pas que Choc Shots est accréditée par le gouvernement régulier ?
    - Quoi ? cria le capitaine.
    - Bien sûr ! Moi, je suis entré en clandestin, vous le savez, mais Terrier, il a monnayé son visa en donnant des renseignements sur vous, ça fait pas de doute !
    - Est-ce possible ? se lamenta le capitaine les yeux agrandis d'horreur. Ah le fourbe ! Il faut le rattraper absolument !
    - Mais capitaine, le mahjdi Terrier continue son reportage avec la brigade du FLCA ! objecta le sergent.
    - Comment ? s'exclama Butreau. Avec votre parti rival ? Ces dissidents que vous détestez ? Eh bien voilà ! C'est eux, que nous allons attaquer ! Cette attaque en vaut bien une autre ! Je ferai mes photos et nous récupérerons ce Terrier. Comme ça, on aura ses films et vous le relâcherez après une petite bastonnade, pour lui servir de leçon. Sans lui parler de moi, évidemment...
    - Impossible, dit le capitaine sombrement. Nous sommes maintenant alliés avec le FLCA dans le Front d'union nationale. Nous ne pouvons pas rompre l'alliance...
    Butreau ferma son sac d'un geste las.
    - Bon, bon, c'est râpé. Vous êtes pas près de devenir une cauuse mondiale, c'est moi qui vous le dit. L'ONU, c'est pas pour demain, mes p'tits potes, et moi, j'ai fait 12 000 bornes pour des prunes.
    A cet instant, le sergent leur fit signe de se taire. Quelqu'un approchait. C'était un soldat rebelle, qui débita précipitamment une longue tirade en veshawar.
    - Qu'est-ce qu'il raconte ? demanda le journaliste.
    - Il dit qu'à force d'attendre, les soldats du poste nous ont repérés, répondit le sergent. Qu'ils ont appelé discrétement des renforts, et qu'il croit bien que nous sommes cernés.
    - Cernés ? hurla le capitaine en saisissant ses jumelles. Mais c'est vrai ! Nous allons devoir nous rendre !
    - Qu'est-ce qu'ils font des prisonniers ? demanda le reporter, inquiet.
    - Nous, nous allons croupir dans une quelconque prison en attendant notre exécution, dit le sergent effondré. Toi, ils vont certainement te prendre en otage.
    A ces mots, un sourire incrédule fendit la face de Butreau, tandis qu'une étincelle d'enthousiasme illuminait son regard. Il était tellement content, qu'il tapa sur l'épaule de ses compagnons.
    - Comme otage ! Ils vont me prendre comme otage !


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