• Aussi loin que Jean-Claude pouvait se souvenir, il revoyait toujours un petit garçon pâle assis devant une fenêtre ouverte, au rez-de-chaussée de sa maison. Et ce petit garçon, c'était Jean-Claude lui-même. Il souffrait d'une maladie qui consiste à ne pas pouvoir aller à l'école, à devoir rester toute la journée assis dans un fauteuil ou couché sur un divan. Aussi Jean-Claude s'ennuyait-il autant que peut s'ennuyer un petit garçon toujours contraint à l'immobilité.
    Certes, il lisait de beaux livres, il dessinait tous les rêves qui lui passaient par le coeur, il s'occupait de mille manières, mais il lui restait toujours un peu de temps pour s'apercevoir qu'il était un petit garçon triste que la maladie empêchait de jouer au dehors.
    Une de ses grandes distractions était le passage du facteur, chaque matin à la même heure. Il le voyait venir de loin, clopinant un peu parce qu'il était vieux, avec sa grosse sacoche de cuir sur le ventre et son képi légèrement penché sur l'oreille.
    Jean-Claude ne recevait jamais de lettres. Qui donc lui eut écrit ? Cependant, chaque fois que le facteur passait devant sa fenêtre, il l'interpellait en disant :
    - Facteur, tu n'as pas une lettre pour moi ?
    Maius le facteur n'avait jamais de lettres pour Jean-Claude. Alors Jean-Claude pleurait un peu, en silence, derrière la vitre, et personne, sinon le bon facteur peut-être, ne voyait ses larmes couler.
    Un matin, le facteur vint à lui avec un visage rayonnant, le visage d'un facteur qui apporte une lettre à un petit garçon désireux d'en recevoir une depuis longtemps.
    - Tu as une lettre pour moi, facteur ?
    - Oui, Jean-Claude, j'ai une lettre pour toi, lui dit le facteur tout joyeux.
    - Oh ! donne, donne vite ! lui dit Jean-Claude. Je me demande qui a bien pu m'écrire ? Tuu ne sais pas, toi ?
    - Comment veux-tu que je sache ? répondit le facteur. Les facteurs apportent les lettres, mais ils ne les écrivent pas.
    Et le facteur disait cela avec un petit sourire malicieux. Vraiment, on n'aurait pu dire qui était le plus heureux, du facteur qui remettait à Jean-Claude une lettre ou de Jean-Claude qui l'acceptait.
    Jean-Claude attendit que le facteur l'eût quitté pour ouvrir sa lettre. Il désirait savourer longuement son bonheur. D'abord, il constata qu'elle ne portait pas de timbre, et il en éprouva un peu de dépit. Il l'ouvrit cependant et lut ceci, écrit d'une main maladroite :
    "Mon cher petit Jean-Claude, comme je sais que tu désires tellement recevoir une lettre et que tu n'en reçois jamais, en voici une de ton vieil ami le facteur. J'espère qu'elle te fera plaisir. Crois en toute mon amitiée".
    Jean-Claude fut déçu en lisant cette lettre. Certes, c'était très gentil de la part du facteur de s'être donné tout ce mal pour lui être agréable, mais ce n'était pas une vraie lettre, de celles que l'on reçoit d'un inconnu qui habite très loin, quelque part dans le monde.
    Lorsque le facteur passa le lendemain matin, à son heure habituelle, Jean-Claude le remercia pour sa lettre. Cependant, il ne put s'empêcher de lui dire que ce n'était pas une lettre comme celle-là qu'il souhaitait recevoir. Et puis, Jean-Claude avait remarqué qu'une faute d'orthographe s'était glissée dans la lettre du facteur : on n'écrit pas "amitiée" comme cela, avec un "e" final. Ce n'est pas que Jean-Claude écrivit sans fautes ! Assurément, non ! mais il avait trop rêvé sur le mot "amitié" pour ne pas savoir l'écrire correctement. Bien sûr, cette réflexion, Jean-Claude ne la fit pas au facteur : pour rien au monde il n'aurait voulu peiner le brave homme !
    Les jours passèrent, et Jean-Claude regardait venir le facteur avec une craintive espérance. Et la question, mille fois posée depuis des années : "Facteur, tu n'as pas une lettre pour moi ?" revenait chaque matin sur ses lèvres.
    Un jour, il vit de loin, à la façon dont marchait le facteur, en courant presque, bien qu'il fût très vieux, que celui-ci avait dans son sac, une lettre pour lui. Et en effet, le facteur lui remit une lettre. Ah ! cette fois, c'était une vraie lettre avec un timbre et le cachet de la poste, et une écriture qui n'était pas celle du facteur.
    Jean-Claude attendit pour l'ouvrir que le facteur eût disparu. Alors, derrière la fenêtre refermée, avec une impatience fébrile, il déchira l'enveloppe et se mit à lire les phrases mystèrieuses.
    C'était une belle lettre qui commençait ainsi :
    " Cher Monsieur Jean-Claude, bien que je n'ai pas l'honneur de vous connaître, votre renommée est cependant venue jusqu'à moi, en mon lointain petit village. Je voudrais vous demander, etc, etc..."
    Et elle se terminait par ces mot :
    "Veuillez croire, cher Monsieur Jean-Claude, à ma sincère amitiée".
    Oh ! comme ce dernier mot, orthographié de la sorte, fit mal à Jean-Claude ! Déjà, il croyait vraiment que cette lettre, un ami inconnu la lui avait écrite de très loin. Mais ce n'était qu'une lettre de son brave facteur qui, une fois de plus, s'était ingénié à lui faire plaisir. Comme il avait bien modifié son écriture, le vieil homme ! Et quel soin il avait mis à la rédaction de sa lettre ! Jusqu'à ce timbre et ce cachet de la poste qui donnaient l'illusion que la lettre venait de loin !
    Le lendemain, Jean-Claude remercia le facteur pour tout le mal qu'il s'était donné; mais le facteur protesta qu'il n'avait pas écrit cette lettre, que cette fois il n'en était pas l'auteur. Alors Jean-Claude lui remit un petit papier sur lequel il avait griffonné :
    "Moi aussi, facteur, j'ai beaucoup d'amitiée pour vous".
    Et il avait souligné le mot "amitié".
    Le vieux facteur comprit qu'une seule petite lettre l'avait trahi, et il s'en alla, confus et un peu triste. Puis, durant plusieurs semaines, Jean-Claude ne vit plus venir à lui son cher facteur. On lui apprit qu'il était malade et qu'il devait garder le lit.
    Au jeune facteur qui le remplaçait, Jean-Claude ne disait plus comme autrefois :
    "Facteur, tu n'as pas une lettre pour moi ?" parce qu'il n'espérait plus à présent une lettre de personne. Or, un matin, le facteur lui remit une lettre, une lettre que Jean-Claude n'attendait plus, n'espérait plus.
    En vérité, c'était une drôle de lettre, d'un format plus grand que les lettres ordinaires, et qui était bordée de noir. Elle apprenait à Jean-Claude que son ami le facteur était mort.
    Alors, Jean-Claude pleura. Pour la première fois, il recevait une vraie lettre, une lettre qu'on ne lui avait pas envoyée pour lui être agréable, mais bien pour l'informer d'une importante nouvelle. Et cette lettre était bordée de noir ! Et cette lettre disait que son ami le facteur était mort !
    Jean-Claude alors regretta les deux lettres que le facteur lui avait écrites du temps qu'il faisait sa tournée quotidienne. Il comprit que c'étaient de vraies lettres, malgré le timbre qui manquait et l'orthographe boîteuse, parce que c'étaient des lettres qui étaient parties du coeur.
    Et plus jamais Jean-Claude ne demanda :
    "Facteur, tu n'as pas une lettre pour moi ?" parce que maintenant, c'était tout à fait inutile...


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