• un an de grandes vacances
    20


    Depuis plusieurs jours, le petit Bertrand ne nous accompagnait plus à la baignade ou dans nos excursions. Nous supposions qu'il était de nouveau le jouet de son inspiration poétique et qu'il était occupé à composer quelque poème lyrique sur la nature tropicale. La plus grande liberté était d'ailleurs laissée à chacun.
    Un matin, je me promenais avec Firmin, aux abords de la source, lorsque nous entendîmes sous la futaie l'écho de coups de marteau. Nous nous glissâmes, sans bruit, jusqu'à une clairière. Bertrand était là, penché sur une échelle en bambou, en train de dégrossir un bloc de pierre de deux mètres de haut.
    - Qu'est-ce que tu fiches-là, François ?
    - Zut, s'exclama l'artiste. Je voulais garder le secret jusqu'à la fin. Je taille une statue du roi Hama-Koua, pour garnir la place du village. Nous la lui donnerons pour le remercier de l'accueil sympathique qu'il nous fit.
    - C'est une idée splendide, mon vieux ! fis-je enthousiasmé, tandis que sous le burin volaient les éclats.
    - Heureusement que cette pierre n'est pas trop dure, remarqua le sculpteur, et que j'ai pu prendre du monarque tout un carnet de croquis. Mais je suis loin d'avoir fini.
    - C'est déjà rudement prometteur, admira Firmin. Yu as parfaitement attrapé son facies de lapin qui digère.
    Ainsi, durant plusieurs semaines, à l'abri de notre silence complice, Bertrand travailla dans l'ombre à son chef-d'oeuvre. Nous retournions souvent en cachette admirer les progrès de sa statue et nous revenions avec lui, le soir, au village, comme si nous nous étions promenés de conserve.
    Chaque jour, l'un de nous allait à tour de rôle jusqu'au mât d'observation pour scruter l'océan du haut du poste de vigie. Mais toujours nulle trace d'une voile ou d'une fumée à l'horizon.
    Un soir, au repas, Bertrand nous dit :
    - C'est fini.
    - Parfait, fit Labadou. Il n'y a plus qu'à livrer le colis.
    - Ce ne sera pas aisé. Le bloc pèse au moins deux tonnes ! constata Bertrand.
    - T'inquiète pas, dis-je. Firmin et moi, nous allons nous en occuper. toi, repose-toi sur tes lauriers. Quand nous serons rentrés en France, je te jure qu'on parlera de toi au Salon de Paris.
    Le lendemain, j'allai avec Labadou trouver notre ami Mokini. A grand renfort de pantomime, nous parvinmes à lui faire comprendre qu'il nous fallait un attelage de deux boeufs. L'île possédait dans son cheptel, une race de buffles pacifiques à longues cornes horizontales, forts comme des chevaux. Aidés de quelques jeunes garçons, nous fabriquâmes une espèce de traîneau, car la roue était inconnue à Hono-Rourou. Après avoir étendu sur ce traineau un épais matelas de feuilles de palmiers, nous y renversâmes la statue et reprîmes le chemin du village. Là, au moyen de cables, on redressa la pierre taillée.
    Lorsque tout fut en place, Firmin recouvrit l'effigie d'une de nos bâches et alla aviser M. Dalbret. le brave homme était ravi de pouvoir donner au souverrain cette marque d'affection. Nous savions que Hama-Koua était ce jour-là à la pêche et qu'il ne rentrerait que vers le soir. La surprise serait donc parfaite. En rassemblant toute sa science de la langue maorie, notre maître avait composé un petit discours. Par courrier spécial, il fit alors annoncer à sa majesté qu'on l'appelait au village.
    Intriguée et curieuse, la population s'était groupée autour de l'énorme bloc mystérieusement voilé. Quand le roi parut, Bertrand fit tomber le prélart, et au moyen d'instruments improvisés, casseroles et vieux bidons, les rhétoriciens exécutèrent une vibrante fanfare, dont le plus grand mérite était de faire un prodigieux chahut.
    Hama-Koua était transporté de joie. Il n'avait jamais rien entendu de plus beau. Il ne se lassait pas d'admirer l'oeuvre du petit Français. Il n'avait jamais rien vu de plus admirable que son propre portrait.
    Le souverain répondit au discours de M. Dalbret que désormais, grâce à ses amis blancs, il était devenu immortel, puisqu'il vivrait éternellement dans la pierre. En somme, dans les plus célèbres discours académiques, on ne dit jamais plus ni mieux.
    Je crois bien, Dieu me pardonne, que ce soir-là, nous fûmes tous un peu éméchés par l'excellent vin de palme de notre ami Hama-Koua.


    A SUIVRE


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