• le chat de platine
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    Il fallut se rendre à l'évidence : le premier complice de M. Douze avait été assassiné.
    Par M. Douze lui-même, vraisemblablement... Assassiné pour qu'il ne parlât pas !
    Une main criminelle avait versé du poison dans le whisky du capitaine. Le seul homme à bord qui fût encore en mesure de révéler l'identité du terrible bossu échappait définitivement aux rigueurs de l'interrogatoire. Et cela, juste avant l'arrivée du bateau à Port-Saïd, où, dans ces conditions, commencerait la plus dangereuse étape du voyage !
    Atterrés par cet épisode tragique, le lieutenant, le détective, l'architecte de jardin et le jeune garçon ne retournèrent pas sur la dunette, où le Chat de Platine resta seul sur sa sellette. Et le plus fort, c'est que Jean-Jacques lui-même, qui s'avisa parfaitement de la chose, ne s'en émut pas. Comme s'il avait été certain que pour le moment le joyau ne courait aucun risque !
    Le jour venait de se lever. M. Colerette prit avec le mieutenant Morovitch les dispositions nécessaires pour l'accostage, qui aurait lieu sans doute aux environs de 11 heures. Quand le ras fut levé, M. Laitance se chargea de lui apprendre les événements de la nuit : l'attaque de la dunette, la lutte dans la cabine de Sidonie, la blessure de celle-ci, la mort lamentable du capitaine. Lipari-Mahonen sembla prêter peu d'attention à ce récit. Il était hypnotisé par Isidore Maldefeu qui, dans un coin du salon, se tirait les cartes avec un jeu de tarots, don d'un membre de l'équipage.
    - Eh bien, c'est parfait, conclut distraitement le ras. Qu'on enterre les morts, qu'on soigne les blessés, qu'on décore les survivants ; cela se fait toujours après une bataille victorieuse... Détective, je suis content de vous. Vous avez de nouveau toute ma confiance. Dès lors, s'il vous plait, ne m'importunez pas avec de petits détails.
    - C'est très amusant, ce que vous faites, continua le ras, s'adressant à l'ex-passager clandestin. Je vous achète ce jeu de tarots.
    - Que ferais-je de votre argent ? je suis milliardaire, repartit Maldefeu. Tout ce que je peux accorder à Votre aimable Seigneurie, c'est de lui tirer les cartes, dans son pays, chaque fois que j'aurai imité la locomotive pendant qu'Elle jouera au petit chemin de fer.
    - Je n'en veux plus, du petit chemin de fer, dit Sa Seigneurie. Et, recourant au pluriel majestatif, pour mieux souligner sa pensée : "Nous en avons soupé !"
    - Bon... Mais alors qu'est-ce que je deviens, moi, le bruiteur officiel ?
    - Démis de vos fonctions. En compensation, je vous donne le petit chemin de fer. Mais alors le jeu de tarots est à moi.
    - D'accord, mon vieux bâton de réglisse ! s'exclama le grand diable en agitant ses cheveux hirsutes.
    Au loin, la côte d'Egypte sortait des brumes du matin.
    Deux ou trois fois, dans les heures qui suivirent, Ygrec alla s'assurer que la vieille bonne se portait mieux, grâce aux bons soins et à la compagnie de Marinon. Sur quoi le brave collégien alla se distraire en causant avec la petite Balkis. Il lui raconta tous les Contes de ma Mère l'Oye; sans souci de la situation dramatique dans laquelle nos amis s'étaient trouvés si peu de temps auparavant ! En vain, la sentencieuse Mademoiselle Gachvili répétait-elle à deux pas des enfants :
    - Qui s'intéresse trop aux fées, a bientôt la tête échauffée.
    Quant à Isidore Maldefeu, il empaquetait joyeusement le petit chemin de fer et annonçait son intention de débarquer à Port-Saïd, pour établir son réseau miniature autour de la Grande Pyramide.
    M. Colerette avait enfin pensé au Chat de Platine abandonné. Le trésor fut placé de nouveau dans le petit coffre-fort du capitaine, où il était en sûreté, puisque le capitaine était mort.
    A l'heure prévue, on aborda. Le lieutenant Morovitch fit venir immédiatement le commissaire du port, auquel il fit la déclaration réglementaire concernant le décès survenu à bord. Le corps de Gourgourax fut emporté, en vue de l'enquête judiciaire. Ensuite les curieux qui s'étaient massés sur le quai voulurent monter sur le navire. M. Colerette s'y opposa, par mesure de précaution. Furent seuls admis les portefaix qui devaient coltiner les caisses de M. Maldefeu. C'étaient quatre hommes athlétiques, aux fez volumieux. Les trois premiers s'en allèrent promptement avec leur charge. Le quatrième, lui, suivit plus lentement, jetant des regards à droite et à gauche.
    - Où ai-je vu cette tête-là ? se demanda Jean-Jacques qui assistait à l'opération, accoudé au bastingage avec Balkis. Soudain, il se frappa le front :
    - J'y suis ! C'est le deuxième chauffeur, le complice du louchon en culotte brune !
    L'homme avait disparu dans la foule.
    - Si cette canaille est à Port-Saïd, continua Jean-Jacques, c'est que le groupe Jocast y est arrivé, longeant la côte d'Afrique. On peut tout redouter de ces bandits !
    Or, précisément, M. Colerette se préparait à débarquer pour faire sa déposition à la police égyptienne. "Tout va se dénouer rapidement ici, se dit encore Jean-Jacques. Il ne faut pas que mon oncle, pendant ce temps, coure le moindre risque, dans cette ville où il est guetté".
    Par conséquent, il fallait employer les grands moyens. Le jeune garçon, en hâte, griffonna quelques mots sur un carton. déjà notre détective, en compagnie des trois policiers égyptiens, s'engageait sur la passerelle de débarquement.
    Jean-Jacques retint par la manche le commissaire du port, qui allait prendre le même chemin :
    - Un pli urgent !... De la part du célèbre M. Colerette, souffla l'astucieux Ygrec à l'oreille du fonctionnaire.
    Le commissaire jeta les yeux sur le message et tressaillit :
    - Oh oh, voilà qui est intéressant !
    Sur le quai, il rejoignit le petit groupe. Soudain, on vit les cinq hommes gesticuler. Le commissaire fit un signe. et les trois sbires empoignèrent M. Colerette, à qui l'un d'eux passa les menottes. Après quoi, malgré les évidentes protestations du "cerveau numéro un", le dit cerveau fut entraîné dans les profondeurs de la ville.
    Cette scène, que JeanèJacques suivie du haut du pont, ne paraissait nullement émouvoir l'étrange garçon. Même il se frotta les mains en murmurant :
    - Maintenant, nous avons le champ libre... Dans deux heures, tous les problèmes seront résolus définitivement !


    A SUIVRE


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