• A part Joël le Mousse, tout le  monde à bord de la "Belle Marie" se posait cette question : "Pourquoi Jérôme le Bègue s'est-il fait corsaire ?"
    Vraiment, on se le demandait. Un coeur tendre comme le sien, qu'avait-il à faire dans la flibuste ?
    Bien sûr, Jérôme aimait la mer et les îles et les pays lointains... Mais cet amour-là n'a jamais suffi pour tenir son rang parmi les frères de la côte. Il y faut autre chose qui compte diablement à l'heure où sonne le branle-bas.
    Il faut aimer, pardi !, l'abordage autant que le bon vin et distribuer horions et malemort aussi joyeusement qu'on boit dans les tavernes. Or Jérôme le Bègue n'avait pas le goût de ces beaux carnages. Que pouvait-il y faire, Jérôme ? L'odeur de la poudre ne le saoulait pas, ni celle du sang, ni le grand tapage des hommes et des armes. Qu'y pouvait-il ? Certes, il ne boudait pas l'ouvrage. On le voyait au contraire, avec beaucoup d'application, abattre sa bonne part d'Espagnols ou d'Hollandais. Il taillait, sabrait, pourfendait avec grande conscience. Mais, c'était bien évident, il n'y prenait aucun plaisir.
    Par contre, son étrange bonheur, pour un corsaire, était de rêver. Jérôme le Bègue était un rêveur. Il rêvait, béat, par les nuits calmes, à l'avant du bateau. Il rêvait, doucement gris, dodelinant, dans les tavernes des grands ports. Il rêvait épanoui, quand on touchait les îles, étendu sous les cocotiers.
    A bord de la "Belle Marie", on n'aimait pas sa manière.
    - Non, non, disait-on, il n'est pas des nôtres. Il nous rend de grands services, il fait bien son métier, mais non...
    - C'est vrai, enchaînait-on, l'avez-vous vu, une fois, se réjouir, s'enthousiasmer, s'exalter à l'annonce de l'abordage comme nous tous le faisons ? - Jamais, jamais... répondait un choeur hostile. C'est un damné rêveur !
    Seul, Joël le Mousse prenait sa défense et prétendait que Jérôme le rêveur portait bonheur à la "Belle Marie".
    Un soir, tout fut décidé. L'équipage du grand corsaire "Belle Marie" était allé jusqu'au bout de son raisonnement. Sauf Joël le Mousse, tous avaient estimé :
    - Puisqu'il n'est pas des nôtres il faut se vdébarrasser de lui.
    Et, selon la tradition de la flibuste, on donna à Jéröme quelques vivres, on lui laissa ses armes et on le mit à terre. A terre, si l'on peut dire ! C'était si peu de terre entourée de tellement d'eau, cette île où débarqua Jérôme !
    Dans six mois, peut-être, s'il avait assez réfléchi, on viendrait le prendre. On l'avait promis à Joël le Mousse, qui sombrement avait prophétisé :
    - Ca nous portera malheur d'abandonner Jérôme le Bègue, Jérôme le Rêveur, Jérôme nous porte-bonheur.
    Huit mois plus tard, la "Belle Marie" repassa devant l'île, sans le faire exprès, la pauvre ! Elle dérivait, la malheureuse, à demi démâtée, aux trois quarts dépouillée de voiles, après une mauvaise rencontre.
    Dépouillée aussi de son trésor et de ses prises ! On n'avait pas trouvé à bord un demi-sol d'argent, fût-il espagnol, hollandais ou anglais...
    - Je vous l'avais bien dit, fit Joël le Mousse, sitôt qu'on fut en vue de l'île-prison... Vous avez débarqué Jérôme, notre porte-bonheur. Voyez ce qu'il nous en a coûté. Mais c'est un signe du destin que le vent nous pousse jusqu'ici. Il faut m'en croire, allons chercher Jérôme.
    Alors on mit à l'eau le petit canot, qui bourlingua jusqu'à la plage.
    - Ohé ! Jérôme, appela-t-on.
    Et Jérôme apparut, souriant et jovial, sortant paisiblement d'un grand berceau de verdure.
    - Bonjour, les amis, dit-il, comme après deux jours d'absence. Je suis content de vous revoir.
    Et, toujours souriant, il tapotait la joue de Joël le Mousse sans même penser à demander si la "Belle Marie" venait le reprendre.
    - Il n'a pas changé, maugréaient les plus durs corsaires.
    Or il devait se produire quelque chose. Tandis que toujours Jérôme tapotait la joue de Joël, un oiseau magnifique, aux dix couleurs par plume, vint voleter autour de lui.
    Un corsaire épaula.
    - Ne tire pas, fit doucement Jérôme.
    Et l'oiseau, un ara de l'espèce la plus précieuse, vint se poser sur son épaule. Deux autres alors sortirent du bois, puis trois encore, puis vingt, puis cent !
    Ils avaient l'air, l'un après l'autre, de vouloir effacer la magnificence du précèdent par toujours plus de splendeur, de rareté, de couleurs jamais vues. Et tous voletaient autour de Jérôme.
    Joël le Mousse en ouvrait des yeux de gabier.
    Quand Jérôme monta dans le canot, les oiseaux des îles lui firent une escorte caquetante jusqu'à la "Belle Marie". Puis, quittant le canot avec leur ami, ils vinrent se poser sur les cordages du pauvre bateau corsaire à demi démâté.
    - Tonnerre de Lorient ! s'exclama le capitaine, ébahi par ce spectacle. Savez-vous, car il était très fort en ornithologie, savez-vous, dis-je, que chacun de ces oiseaux vaut plus qu'un plein sac de doublons espagnols. En touchant un port anglais, nous les vendrons pour des fortunes ! Jamais, jamais la "Belle Marie" ne fit si riche prise...
    - Je vous l'avais bien dit, fit modestement Joël le Mousse, qu'il fallait reprendre avec nous Jérôme le Bègue, le rêveur, le porte-bonheur.
    Et c'est ainsi qu'au port de Liverpool on vit entrer sous le grand pavois de ses aras multicolores la "Belle Marie" ramenant des îles sa cargaison désormais légendaire.
    Pour prix de sa capture, Jérôme ne demanda qu'à garder l'un des aras; non pas le plus beau, mais celui qui, le premier, était venu se poser sur sa main alors qu'autour de lui l'île perdue n'était encore que solitude.
    Le plus beau, Jérôme le demanda pour Joël le Mousse, à qui, d'autre part, il confia aussi son secret.
    - Tu es le seul, Joël, à ne t'être jamais demandé pourquoi, moi, Jérôme le Bègue, Jérôme le Rêveur, je m'étais fait corsaire. Hé bien ! je vais te le dire...
    Il y a longtemps, quans j'avais un peu moins que ton âge, j'avais rêvé d'aller un jour sur la mer, vers les pays lointains, vers les îles, et d'en ramener un oiseau à cent couleurs.
    C'est assez, Joël, pour devenir corsaire.


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