• Lorsque Jean Madrey, le jeune Parisien fraîchement débarqué sur Vénus, sonna chez son oncle, l'un des premiers Terriens installés sur cette planète voisine de la Terre, il se vit ouvrir la porte par l'être le plus extraordinaire qu'il eût jamais vu.
    Imaginez une sorte de kangourou géant, de deux mètres de hauteur, avec des jambes incroyablement développées et des sortes de petits moignons rachitiques en guise de bras. La peau de ce Vénusien était lisse, comme celle d'un homme, mais blanchâtre et moite. Ce qui frappait le plus dans la tête, boule de peau presque blanche, c'était l'étonnante vivacité des grands yeux. A n'en pas douter, ces êtres-là devaient se distinguer par leur intelligence.
    - Intelligents, ils le sont, en effet, répondit l'oncle du jeune Madrey, lorsque son neveu lui posa la question. Je dirai même qu'ils le sont plus que nous. Hélas ! comme tu le vois, ils n'ont pas de mains. Imagine ce que seraient les hommes s'ils n'avaient jamais eu de mains : toute notre civilisation, aussi bien les avions que les maisons, la télévision, que les vêtements, les journaux, que les médicaments... Tout, absolument tout, existe parce qu'un jour des hommes primitifs ont su fabriquer des outils de silex et faire du feu avec leurs mains. C'est le cas des Amanes qui, ici, sur Vénus, auraient pu jouer le rôle des hommes sur la Terre. Dépourvus de mains, ils ne doivent leur salut qu'à leur intelligence et à la puissance de leurs jambes, aussi efficaces pour tuer par ruade que pour courir et se mettre hors de la portée de leurs ennemis.
    Un jour, nos naturalistes partis à la recherche d'insectes rares se trouvèrent face à un Amane qui geignait par terre, apparement malade. Le patient fut transporté dans leur baraque; bien soigné et nourri avec ses aliments préférés, pousses de diverses sortes de bamùbous et avec des fruits et légumes d'origine terrestre cultivés ici par nos hommes, il ne tarda pas à reprendre ses forces. On constata alors que, loin de tenter de s'enfuir, il s'attachait à ses sauveurs, s'efforçait d'apprendre à parler le français et cherchait à se rendre utile. En quelques semaines, Joseph, c'est ainsi qu'on le nomma, savait recevoir des ordres et prêtait une aide réelle aussi bien à la maison que pour faire des courses.
    Notre expédition est surtout composée de savants, ingénieurs et spécialistes. Aussi, l'expérience faite avec l'Amane était suivie avec intérêt, et chacun espérait trouver sur place la main-d'oeuvre nécessaire pour ses activités.
    Peu de temps après, Rabec, notre armurier, qui nettoyait un fusil devant sa baraque, aperçut un Amane qui vint vers lui calmement et s'assit près de lui pour l'observer, en souriant. Rabec, d'abord inquiet, se rappela que Joseph avait un faible pour les tomates d'origine terrestre. Il alla en chercher une à la cuisine et l'offrit à l'Amane, qui la mangea goulûment, en poussant des grognements de satisfaction. Puis, le soir venu, le Vénusien se roula dans un coin de la baraque et s'endormit paisiblement. Il s'attacha par la suite à l'armurier et devint son aide.
    - Et depuis lors, enchaîna le jeune homme, des Amanes n'ont cessé de se présenter volontairement dans toutes les baraques du camp pour aider les Terriens.
    - C'est exact. Ils ont compris tous les avantages qu'ils pouvaient tirer de cette soumission : ils étaient à l'abri de leurs ennemis naturels, ils ont leur nourriture assurée et ils peuvent assouvir leur soif d'apprendre...
    A ce moment, l'Amane du professeur poussa la porte et, avec un accent indéfinissable, bégaya quelques mots :
    - Moi... parti... école"...
    - Vas-y, et... bonjour pour Joseph ! répondit le professeur.
    Puis, se tournant vers son neveu :
    - Incroyable, mais vrai ! Ce Joseph, le premier Amane venu parmi nous, a appris déjà tant de choses que, maintenant, il est à même de se charger de l'éducation des nouveaux volontaires. C'est lui qui leur apprend à parler, à bien se conduire et à se servir pour le mieux de leurs bras atrophiés.
    - Comme c'est curieux ! Cette école en marge des Amanes... avec Joseph pour maître... Oui, je te crois, les Amanes sont très intelligents !
    Jean quitta son oncle pour aller faire la connaissance du directeur de cette communauté terrienne sur la planète Vénus.
    - Heureux de vous voir chez nous, lui dit le directeur. J'ai été avisé de votre arrivée par les services de sécurité de Paris.
    - J'espère, lui répondit le jeune homme, que vous êtes le seul ici à me savoir chargé de débrouiller cette affaire d'armes et d'hélicoptères. Personne ne doit connaître le vrai but de mon voyage : mon oncle lui-même n'en sait rien. Je crois, d'ailleurs, avoir trouvé une justification à mon séjour ici : l'histoire des Amanes me passionne et je voudrais consacrer mes journées à l'étude de leur langue...
    - Je veux bien que vous instruisiez de la sorte, mais à condition qu'il vous reste assez de temps pour mener votre enquête : il faut que nous trouvions au plus tôt lequel est parmi nous celui qui vole les armes de ses camarades et qui met le feu aux hélucoptères.
    - Soyez sans crainte. Je suis venu ici pourélucider cette affaire et non pas pour m'occuper des Amanes. D'ailleurs, je crois avoir trouvé la bonne piste.
    Le directeur s'adressa à l'Amane dans un ton qu'on sentait doux, amical :
    - Joseph, tu m'as dit un jour, en observant la machine électrique : "Comment les hommes peuvent-ils faire sortir le soleil par le bout d'une fine liane ? Aujourd'hui, je vais te montrer un autre sujet d'étonnement. Du bout de la liane, comme tu appelais le fil électrique, nous allons faire jaillir ta propre voix.
    Madrey fit tourner le magnétophone et le vieil Amane entendit, effrayé, sa propre voix, qui scandait la leçon de français :
    - Bonn-jou... Njag prej tsim ham-tsaro, ce que l'on dit en se rencontrant quand le soleil monte... Bonne-soi... Njag prej tsim fram-mboga, ce que l'on dit en se rencontrant quand le soleil descend...
    Tandis que le directeur faisait signe à Madrey d'arrêter le magnétophone, Joseph s'effondra sur une chaise :
    - Vou savé tou..., sanglota-t-il.
    - Oui, répondit le directeur, nous savons tout. Les enregistrements de ce magnétophone dissimulé à l'école par M. Madrey nous ont tout appris. La leçon finie, tu devenais l'organisateur d'une révolte qui devait faire de toi le maître des Terriens. M. Madrey a pu, en étudiant les enregistrements de tes leçons de français, composer un petit dictionnaire de votre langue. Ensuite, ça a été un jeu d'enfants de traduire en français tout ce qui se disait dans l'école. Nous avons su ainsi que, dès que tu as vu pour la première fois nos mains et ce que nous savons faire avec elles, tu as imaginé un plan pour faire de nous tes esclaves : d'abord, conquérir notre confiance et introduire les Amanes dans nos propres maisons; puis apprendre notre langue pour mieux nous commander un jour; ensuite faire disparaître ces hélicoptères et ces armes redoutables qu'un Amane ne peut pas utiliser; enfin t'installer en maître et nous faire travailler pour les Amanes à coups de ruades...
    - Les mains, sanglota  l'Amane pour se justifier.
    - Oui, je sais. La seule vue de nos mains t'a fait perdre la tête, toi qui es bon, comme le sont tous les Amanes. C'est parce que je suis convaincu de ta bonté naturelle que cette affaire peut se terminer très bien. Demain, la fusée emportera M. Madrey vers la Terre; personne, hormis toi et moi, ne saura ici ce qui s'est passé. Il n'y aura pas d'esclaves ni d'exploités sur Vénus : vous n'avez jamais été les nôtres. Votre aide volontaire nous est précieuse. En échange, nos mains vous fournissent tout ce qui vous est nécessaire pour vivre heureux. Vous êtes libres de reprendre la vie sauvage, de regagner votre forêt : elle vous appartient et personne n'ira vous déranger. Ou bien, vous pouvez rester ici comme par le passé, comme des frères des Terriens, jouissant des bienfaits de notre civilisation et des mêmes droits que nous.
    - Je croi que tou voudron reste, dit Joseph avant de se séparer des deux Terriens.
    Madrey embrassa son oncle et grimpa par l'échelle qui permet d'accéder à la cabine de l'astronef. Comme il jetait un dernier regard au camp, il aperçut un Amane qui s'approchait à vive allure, courant par bonds de plusieurs mètres. C'était Joseph qui, essoufflé, balbutia :
    - Je tené à vous dir merci...!  C'étet oune foli...!
    L'oncle ne comprit rien à cette histoire. Il eut un regard interrogatif pour son neveu, mais il dut se contenter d'un :
    - Curieux...! Comme ils sont curieux, ces Amanes ! crié par le jeune homme avant de disparaître dans le ventre de la fusée.


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