• le chat de platine
    18


    Le domino à la main, notre détective revint promptement dans l'anti-chambre. Il se rappelait qu'il y avait laissé les pièces du trésor, durant le temps qu'il avait passé chez le ras. Mieux valait ne pas se départir d'une stricte surveillance.
    Le Chat de platine et les bijoux attendaient toujours sagement sur leur console, non loin de la table où Jean-Jacques s'affairait toujours consciencieusement à ses travaux de sculpture cubiste. Même Marinon, sans doute désoeuvrée, prenait part aux modelages et polissages.
    M. Colerette constata que les deux parallélipipèdes de pâte étaient à présent réunis, collés l'un à l'autre.
    - Eh bien, Monsieur l'artiste, dit-il avec amusement, votre monument a donc changé de destination ?
    - J'ai pensé qu'il valait mieux montrer les lutteurs aux prises, dit Ygrec. Ce sera plus vivant.
    - Puissamment raisonné ! Au lieu de deux briques minces qui se font vis à vis, posées sur le petit bout, on voit maintenant une seule brique épaisse. c'est très décoratif !... Tu as dans ce domaine des aptitudes incontestables, presque aussi évidentes que tes dons de détective, par exemple ! Ahahahah !
    Jean-Jacques ne riait pas :
    - Je me demande ce que Michel-Ange Olivarès penserait de mon oeuvre, dit-il rêveusement.
    - Qu'est-ce que c'est que ça, Michel-Ange Olivarès ?
    - Un maître éminent, ne le connaissez-vous pas ? L'auteur du monument à Marius et Olive, qui s'érige devant la gare de Marseille.
    - Tu m'en diras tant !
    - Le maître habite cours Ballard, à deux pas d'ici. J'ai envie d'y faire un saut. L'avis que Michel-Ange Olivarès me donnera sur mon groupe des "Deux lutteurs" me sera précieux pour la suite de mon apprentissage.
    Toujours sérieux comme un pape, Jean-Jacques enveloppa le bloc de pâte dans le torchon humide et sortit en disant :
    - A tout e suite.
    - Il est impayable ! dit M. Colerette à Marinon. C'est qu'il croit vraiment avoir produit une oeuvre d'art !... On n'est pas naïf à ce point-là.
    - On ne l'est pas ! répéta Marinon.
    Le détective s'installa devant les pièces du trésor. L'heure de l'embarquement approchait.
    Quant à la nièce de cet homme clairvoyant, elle alla se promener dans le jardin d'hiver du consulat. Par la fenêtre, elle y aperçu deux chaises longues particulièrement confortables; de quoi s'offrir une sieste de premier ordre.
    Hélas, vues de près, ces chaises longues se trouvaient occupées; l'une par une toute petite négresse, aux yeux étincelants et aux cheveux hérissés; l'autre par une personne blanche, majestueuse, en tablier de dentelle.
    La fillette aux joues de réglisse était si charmante que Marinon ne put s'empêcher de lui dire :
    - Venez jouer avec moi.
    - je ne peux pas jouer, car je suis une princesse, dit gravement la moricaude.
    - Oh, comme je vous plains !
    - "Qui guette la gloire aujourd'hui, attrapera demain l'ennui", dit la personne majestueuse, en levant les bras au ciel.
    - Vous êtes bien jeune, pour "guetter la gloire", dit Marinon à la négrillonne.
    - Oh non, je ne suis pas jeune, j'ai déjà neuf ans, répondit-elle.
    - "Qui ne compte point ses années, sera de plaisir couronnée", reprit la personne majestueuse.
    - Quelle est cette dame qui ne parle qu'en proverbes rimés , demanda Citrouille à la noiraude.
    - C'est ma gouvernante caucasienne, Mlle Gachvili. Et moi, je m'appelle Balkis.
    - Eh bien, Balkis, c'est dommage que nous n'ayons plus le temps de devenir amies. J'aurais été contente de causer avec une princesse et de dormir un peu dans son fauteuil.
    - Vous restez à Marseille ? demanda Balkis.
    - Non, je pars sur un bateau.
    - Moi aussi.
    - Je m'embarque ce soir-même.
    - Moi aussi !
    - Sur l' "As-de-Carreau", destination Djibouti.
    - Moi aussi !!!... C'est extra-ordinaire, s'écria la petite princesse.
    - "Qui s'étonne aux jeux du destin, s'étonnera soir et matin", dit Mlle Gachvili.
    Tifon-Palamos parut avec le consul général.
    - Est-il vrai, Monsieur Momosse, demanda Marinon, que cette charmante enfant nous accompagne dans notre voyage ?
    - C'est exact, dit le majordome. Sa Seigneurie le ras (ici les trois petits saluts rituels) a daigné consentir à ramener auprès de ses parents la fille du vice-roi du Harrar, qui faisait ses études à Perpignan. Pour elle seule, et sa gouvernante, il est fait exception à la règle qui exclut de l' "As-de-Carreau" tous les passagers étrangers à la suite du ras.
    - Nous causerons donc ensemble, petite Balkis !
    - Je veux bien. Causer est permis à une princesse.
    Mlle Gachvili allait certainement proférer un nouveau proverbe. Mais Marinon la devança, prononçant pour elle-même ses paroles singulières :
    - Si le lieutenant a tiré le domino de sa poche, c'est que le double-six appartient à la deuxième catégorie !
    Laissant la négresse et la gouvernante ahuries, elle rentra précipitamment dans la maison.


    A SUIVRE


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique