• le chat de platine
    14


    - Mes enfants, dit M. Colerette, quand le train reconstitué fut reparti, je ne vous adresserai pas de reproches. Entre nous, vous avez de la chance ! Par un effet bienveillant du hasard, votre inconcevable incartade a bien tourné. Je passera donc l'éponge sur l'incident, après avoir adroitement tiré parti de votre extravagance.
    - Merci bien, mon oncle, dirent en choeur Marinon et Jean-Jacques.
    - Atchoum ! fit le détective. Sapristi, je me suis refroidi, immobile dans ce sac ! Voilà dix fois déjà que j'éternue depuis dix minutes. Je commence un rhume de cerveau. Un rhume de "cerveau numéro un"... Ahaha ! le calembour est amusant !
    Ma porte du compartiment s'ouvrit, donnant passage à la vieille bonne. Sidonie portait un bassin de caoutchouc d'où s'élevait une vapeur.
    - Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda le célébre policier.
    - Votre bain de pied à la moutarde.
    - Ah, ça, c'est inouï ! Cette brave femme parvient à se procurer ce qu'il faut pour nous donner des bains de pied, même dans un rapide lancé à cent dix kilomètres à l'heure !
    - J'ai parlé aux hommes du wagon-restaurant. C'est la bassine du plongeur, dit Sidonie avec simplicité.
    Pendant que M. Colerette enlevait docilement ses souliers, les enfants se retiraient dans leur compartiment. Avec satisfaction, Citrouille ouvrit une bourriche et en tira une énorme terrine de pâté, qu'elle s'apprêta à engloutir.
    - Mes complients, dit Ygrec. c'est un beau morceau. Tu ne risques pas d'avoir des tiraillements d'estomac d'ici deux mois. D'autant que tu n'es pas en reste pour le sommeil et que, paraît-il, qui dort dîne.
    - Est-ce que je t'empêche de faire un usage immodéré des sinus et des cosinus ?
    - A propos de roupillon, le dernier que tu as fait, dans l'auto de louage, devait de tournir une solution que j'attends toujours.
    - Je vais récompenser ta patience. La question posée était la suivante : pourquoi dans le jeu de dominos trouvé dans les bagages du faux spahi, y avait-il deux double-six ?... Avant de te donner la réponse, je te ferai remarquer ceci : parmi tous les double-six découverts jusqu'à présent, il y en a de deux sortes. Ceux qui, visiblement, avaient été placés où ils étaient pour que nous les trouvions. Et les autres... Les premiers ne nous apprendrons rien par eux-mêmes, évidemment. Par exemple, il est certain qu'en mettant dans la poche de M. Laitance un double-six qui devait tomber tout de suite dans nos mains, les bandits n'avaient d'autre but que de compromettre tout à fait l'architecte de jardins. Par contre le double-six trouvé dans la chambre de Jocast, membre de la bande, avait une destination différente. Voici donc la solution demandée : il y avait deux double-six dans le jeu du spahi parce qu'on avait ajouté à un jeu ordinaire, comprenant un double-six de la première catégorie, un double-six de la deuxième catégorie.
    - Nom d'un chien, murmura Jean-Jacques, le mauvais sort a voulu que je n'examine attentivement que des double-six de la première catégorie ! Naturellement, je ne leur ai trouvé rien de particulier. Et j'en ai conclu à tort que tous les double-six étaient de même !... Il n'y a pas que Vise-à-gauche qui se mette le doigt dans l'oeil !
    - Il est trop tard pour récriminer là-dessus, dit Marinon. Aucun de ces objets n'a été conservé.
    - Tu permets ? jeta le jeune garçon, en se frappant le front. Il faut que je mette en marche l'imagination de notre bon oncle.
    Il repassa du côté de M. Colerette. Celui-ci trônait, les pieds dans le bassin de caoutchouc recouvert d'une serviette. En face siégeait l'état-major du ras, à savoir le majordome et le nouveau directeur de l'opéra. Les trois augures discutaient les conditions dans lesquelles Lipari-Mahonen, ses trésors et sa suite s'embarqueraient le soir même sur le paquebot "l'As de Carreau", de la Compagnie Générale Méditerranéenne.
    Du fait des autres passagers, la vie à bord n'allait guère être facile, si l'on en jugeait par les vicissitudes qui avaient marqué le voyage en chemin de fer. C'était là une préoccupation essentielle. M. Colerette déploya un plan du paquebot.
    - Combien, en dehors de nous, y aurait-il de passagers sur ce navire, demanda Tiffon-Palamos.
    M. Colerette comptait les cabines.
    - Mets-toi là, dit-il à Jean-Jacques. Prends un bout de papier et fais cette addition : trente-six passagers de première classe; soixante-dix-huit de seconde classe; deux cent seize de troisième classe. Quel est le total ?
    Jean-Jacques inscrivit les nombres, tira une barre, traça d'abord un zéro... Puis s'arrêta...
    - Qu'est-ce que cela signifie ? s'impatienta le détective. Tu n'es plus capable de faire correctement la somme de trois nombres ? Un mathématicien comme toi !
    Jean-Jacques restait muet et inerte, devant la feuille où on lisait ceci :
     

    36
    + 78
    + 216
    ------
    0
     

    Comme fatigué de son effort, ou honteux de ne pas trouver, il poussa le papier devant son oncle ahuri. M. Colerette regarda les chiffres pendant un moment. Puis une lueur passa dans ses yeux. Il lui vint un air malicieux.
    - Ce petit cancre, en séchant piteusement sur son addition, m'a donné une idée, triompha-t-il. Messieurs, prenez note. Le nombre des passagers de "l'As de Carreau", nous non compris, sera exactement de "zéro"... Autrement dit, il n'y en aura pas ! Pour déjouer les manoeuvres de M. Douze et de ses affidés, le ras va louer, non pas les quelques cabines dont il a besoin pour lui et pour nous, mais "toutes" les cabines du navire. C'est simple, mais il fallait y penser.
    Après quoi, se tournant vers Ygrec, M. Colerette ajouta :
    - Tu ferais bien quand même de travailler tes quatre règles. c'est pitoyable, mon garçon. Pitoyable !


    A SUIVRE


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